Susanna CLARKE

Jonathan Strange & Mr Norrell


Le premier roman de Susanna Clarke, qui compte plus de 800 pages, renouvelle la littérature fantastique avec bonheur. Contrairement à Tolkien, à qui on l’a comparée, elle n’en a pas situé l’action dans un temps et sur un territoire mythiques, mais bel et bien au Royaume-Uni, entre 1806 et 1817. Mais le pays est subtilement différent de celui que nous connaissons, puisque la magie a joué un rôle essentiel dans son histoire, en particulier grâce à John Uskglass, dit aussi le roi Corbeau, qui régna pendant trois siècles sur le nord de l’Angleterre médiévale, ainsi que sur le royaume des fées et sur un territoire situé au-delà de l’Enfer. Avec lui commença l’âge d’or de la magie anglaise, qui déclina ensuite progressivement au point qu’au dix-neuvième siècle, les magiciens se contentent d’étudier l’histoire de leur discipline et de collectionner les livres anciens, sans être capables de jeter le moindre sortilège. C’est alors que se manifeste Mr Norrell, qui en restaure la pratique, bientôt rejoint par Jonathan Strange, qui devient son disciple. Tous deux offrent leurs services au gouvernement britannique, et l’aident de façon déterminante dans la guerre qui oppose l’Angleterre à l’empereur Napoléon : ils sont capables de gêner considérablement l’ennemi en suscitant des tempêtes, en changeant la topographie du terrain, en bâtissant en quelques secondes des routes qui faciliteront les déplacements de l’armée anglaise mais disparaîtront après son passage. On apprend ainsi avec intérêt que Jonathan Strange a transféré quelque temps Bruxelles en Amérique, pour la sauver de l’invasion française, et qu’il a grandement contribué à la victoire de Waterloo. Par la suite, les deux magiciens seront séparés par un différend qui concerne la pratique de leur art : Mr Norrell prétend en limiter l’usage à des sortilèges sans risque, et se refuse à décrypter les dangereux secrets de John Uskglass, alors que Jonathan Strange veut restaurer la totalité de la magie anglaise. C’est ce conflit qui nourrit la plus grande partie du roman.

L’une des grandes originalités de Susanna Clarke est d’avoir associé le roman de mœurs historique et la féerie. A bien des égards, son livre évoque ceux des écrivains anglais du dix-neuvième siècle, comme Jane Austen, Anthony Trollope ou William Thackeray. On y trouve une peinture discrètement satirique et pleine d’humour des milieux mondains et des cercles proches du pouvoir. Des personnages comme Lascelles et Drawlight, dandys désargentés, un peu parasites, un peu escrocs, qui s’attachent à Mr Norrell pour profiter de sa bonne fortune, sont saisis avec une ironie acérée. Norrell lui-même est à bien des égards un personnage de comédie : acariâtre, arrogant, timoré, vaniteux, il est si jaloux de son art qu’il refuse à Strange le droit de lire ses ouvrages les plus précieux et ne veut surtout pas former d’autres disciples. La comédie psychologique s’associe donc à la comédie de mœurs.

Cependant, la féerie s’infiltre constamment, et de plus en plus à mesure que l’on progresse dans la lecture, dans cet univers apparemment réaliste. Le royaume des fées est tout proche, il est comme l’envers du monde des hommes, et les chemins qui y mènent s’ouvrent de toutes parts. Ainsi le majordome Stephen Black, qui a été ensorcelé, voit-il se modifier autour de lui le paysage urbain : « Piccadilly changeait également. Une voiture passait par hasard par là. Manifestement, elle appartenait à un personnage important, car, outre le cocher juché sur son siège, deux postillons voyageaient derrière ; des armoiries ornaient la portière, et l’attelage comptait quatre chevaux gris assortis. Sous les yeux de Stephen, les bêtes grandirent et mincirent tant qu’elles disparurent quasi complètement ; puis elles se transformèrent en un bosquet de délicieux bouleaux argentés. La voiture devint un buisson ardent, tandis que le cocher et les postillons devenaient respectivement un hibou et deux rossignols, qui s’envolèrent à tire-d’aile. (…) Les becs de gaz suspendus au-dessus de la chaussée furent aspirés dans le ciel et dessinèrent des étoiles dans la claire-voie hivernale des arbres, et la rue Piccadilly rapetissa jusqu’à former un sentier à peine visible dans un bois sombre. »

Quant aux fées elles-mêmes, elles sont représentées dans le livre par un personnage masculin, « le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon », que Norrell a invoqué pour ressusciter une jeune femme. Mal lui en a pris. Le garçon-fée, comme tous ceux de son espèce, se révèle versatile, tyrannique, incontrôlable. Sans être délibérément malveillant, il n’obéit qu’aux lois de sa nature fantasque et fait le malheur des humains dont il s’entiche, les contraignant par sortilège à participer toutes les nuits aux fêtes lugubres de son château d’Illusions-perdues, ce qui les épuise si bien qu’ils passent leur vie diurne dans une léthargie mélancolique et vivent ses faveurs comme une malédiction.

Il faut se donner le temps de pénétrer dans l’univers de ce long roman, qui se met en place progressivement et ne s’impose pas d’emblée par un début accrocheur. Qui s’y laisse prendre subit un charme insidieux qui se prolonge et se renforce tout au long de la lecture. La fin, qui laisse de nombreuses questions en suspens, fait espérer une suite que l’on attend avec impatience.

Sylvie Huguet 
(14/05/07)    



Retour
Sommaire
Lectures









traduit de l'anglais par
Isabelle D. Philippe


Editions Robert Laffont
849 pages, 23 €