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Philippe CLAUDEL

La petite fille de Monsieur Linh



Après le justement primé Ames grises, l’auteur change ici fondamentalement de registre avec l’histoire quasi-intemporelle, d’un exilé chassé par la guerre de sa terre natale et perdu dans une grande ville. L’homme, Monsieur Linh, est très vieux. Il vient d’un pays d’Asie, jamais nommé, le Vietnam peut-être, où la guerre détruit les villages et tue sans discrimination. La liste des victimes s’allonge aveuglément, sans cesse. De quoi basculer dans la folie.

« Il est arrivé essoufflé près de la rizière. Ce n’était plus qu’un trou immense et clapotant, avec sur le côté du cratère un cadavre de buffle éventré, son joug brisé en deux comme un brin de paille. Il y avait aussi le corps de son fils, celui de sa femme, et plus loin la petite, les yeux grand ouverts, emmaillotée, indemne, et à côté de la petite une poupée, sa poupée, aussi grosse qu’elle, à laquelle un éclat de la bombe avait arraché la tête ».

Chargé d’une valise légère, d’une poignée de terre et d’une photo jaunie, l’homme entreprend alors un long voyage en bateau pour amener le seul trésor qui lui reste, San Diu, l’enfant sage et silencieuse, à l’abri.

Quand le bateau accoste, dans un pays qui pourrait être la France ou ailleurs, il sera conduit avec les autres voyageurs dans un centre de réfugiés. Il y dormira au chaud dans un dortoir.
« L’endroit est propre et spacieux. Deux familles de réfugiés y sont déjà installées depuis trois semaines. (….) Ensemble, elles ont fuit, dérivé longtemps sur une épave, avant d’être recueillies à bord d’un vrai bateau. Il y a deux hommes, jeunes. L’un a une femme, l’autre, deux. Les enfants au nombre de onze sont bruyants et joyeux. Tous regardent le vieil homme comme un gêneur, et le nourrisson qu’il porte, avec des yeux étonnés, un peu hostiles. »

Il lui faudra plusieurs jours avant d’oser se confronter à cette grande ville étrangère sans odeurs, sans couleurs, noyée dans la grisaille. Ces gens indifférents et pressés dont il ne comprend pas la langue l’effrayent. Dans son errance, il y fera pourtant, dès la première sortie, une rencontre. Celle de Monsieur Barck, retraité, veuf depuis peu. De leur fatigue, de leur tristesse partagée, de leur solitude, naîtra une complicité amicale et chaleureuse. Au delà des frontières du langage, de la culture, ces deux-là se reconnaîtront.

Mais le foyer du centre-ville sera l’objet d’une spéculation immobilière et ses occupants recasés ailleurs. Pour Monsieur Linh ce sera un hospice dans l’arrière-pays. Loin de son ami, trop loin.

Et lui que la vie n’a pas épargné, n’acceptera pas ce dernier coup bas. Il choisira la fuite. « Monsieur Linh veut voir son enfant s’épanouir. Il veut vivre pour cela, et qu’importe ce que vivre impose, si c’est loin du pays qu’il faut vivre, si c’est ici, dans cette maison aux murs fermés qu’il faut vivre. Non, il ne veut pas que ce soit ici. Pas dans ce mouroir. Il veut que San Diu devienne le plus beau des lotus, et lui veut être là pour l’admirer, mais il veut l’admirer en plein jour, au plein air, pas dans un asile, pas dans une prison comme celle-ci. Son ami pourra l’aider. Il lui expliquera avec des gestes. Il comprendra, c’est sûr. Il veut revoir le gros homme, son ami, qui lui manque tant. Il veut entendre sa voix, son rire. Il veut sentir l’odeur des cigarettes qu’il fume sans cesse. Il veut regarder ses mains larges, blessées par les travaux. Il veut sentir sa présence, sa chaleur, sa force. »

Un récit assez classique, très simple en apparence, d’une construction implacable, écrit avec un style épuré à l’extrême. Peu de descriptions, d’échappatoires, pour que l’attention du lecteur se concentre toute sur cette humanité racontée avec pudeur, respect et délicatesse. Il en ressort un personnage lumineux et une intensité poignante.
Un livre magnifique avec un dénouement magistral.

Dominique Baillon-Lalande 



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Editions Stock
160 pages - 15,50 €






Philippe Claudel
© Stock





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