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Annie COHEN

L'Alfa Romeo


L'écriture d'Annie Cohen défile comme les kilomètres de l'Alfa Romeo, s'enchaîne et résonne au rythme de ses pensées.
Dès la seconde page, nous voilà bondissant de Paris au Mont-Saint-Michel en passant par Alger et Roscoff, tout cela à partir d'un regard posé sur une fenêtre.
Et on se laisse emporter dans ce drôle de périple ponctué de questions existentielles.

C'est avec le professeur Gigi l'Amoroso – qui, à ses heures creuses, quand il ne fouille pas les casiers des bouquinistes, ne lit pas tous les livres qu'il achète à la pelle, ne joue pas au ping-pong, ou ne sirote pas des whiskys bien glacés (pur malt), s'adonne à la philosophie, gentiment. Sans la ramener, sans se croire obligé de nous éblouir avec des concepts et des machins qui te hérissent le poil et te laissent la plupart du temps sur le bord de la route, les bras ballants, plus stupide que jamais – que la narratrice s'interroge : « Pourquoi je demande pourquoi. »

Entre deux réflexions, on se retrouve à Gentilly pour rencontrer un Jordanien, sauveur de l'Alfa, puis en salle d'hôpital à mesurer la douleur sur une échelle de zéro à dix, entre Paris et la Bièvre pour une excursion nocturne et on a l'impression d'avoir parcouru le monde et le temps avec ces gens du quotidien dans leur vie ordinaire. Mais c'est bien là, tout le talent d'Annie Cohen. Par son regard légèrement décalé sur notre société, elle réintroduit la magie dans un univers désenchanté. Et ce n'est pas anodin, si les grandes réflexions ont lieu à la cafétéria avec les amis Gigi, Julietta, Caroline, La Madrague, César et Jo. Ce lieu devient comme un palimpseste géographique et historique : « A la Cafétéria Casino, on est comme branché sur les ondes inconnues de Radio France, au cœur d'une architecture cosmopolite, faite de petites vies bien mortelles ; on oublie même qu'on a été malade et qu'on habite à Paris sous un nouveau ciel de printemps ; on pourrait être à New York ou à Philadelphie, à Strasbourg et même dans les salons d'un ferry-boat avec des étrangers qui attendent d'accoster, des femmes qui s'autorisent cette sorte de bistrot transitoire. »

Les toits, bas de plafonds, font penser : « aux abris de la guerre », à l'enfance « dans un quartier populaire de Nancy » et au sens de la vie : « on est tout simplement des mortels, ici on est tout simplement des mortels ».

Les mots s'enchaînent, s'autoengendrent autour de l'Alfa : « bougies, delco, dynamo, pompe à eau, pompe à essence, pot d'échappement, piston, cylindres, bielle, couler une bielle... » et de la présence au monde de la narratrice : « Il faut un temps fou pour récupérer des salades familiales et névrotiques, mais ce qui est bien et qui ressemble bougrement au ménage, c'est que ça revient, ça n'en finit jamais, de nouveau la poussière, la Javel, l'Ajax ammoniaqué, et les histoires, les trucs et les machins d'héritage , de contentieux non résolus, de rengaines à radoter dans la rue, c'est dire comment ça peut bouffer le ciboulot, polluer certaines sorties à l'air libre... Libre de quoi ? »

L'énumération est parfois rompue par une phrase brève et courte comme une respiration, une nouvelle interrogation avant de repartir de nouveau. Et, on se laisse prendre par cette énergie des mots. On y sent la présence de L'oulipo et on pense à Vian aussi.

Quand Annie Cohen raconte, elle parle des maux de notre société à l'image de cette petite alfa laissée sur le carreau mais elle quitte l'anecdote et chaque histoire nous rappelle quelqu'un que l'on a déjà rencontré, comme cette jeune fille qui vient tous les jours à la cafétéria, commande des théières d'eau bouillante ou des coupes glacées : « Sans chantilly. 16 x 3 = 78 boules. [...] Toujours seule. Et sans échanger le moindre mot, le moindre regard, ni avec Jo, ni avec personne d'autre. Un jour, simplement, à la caisse, ils ont décidé de compter les coupes. Il parait qu'à la fin, elle avait très froid. »

Ce serait l'histoire d'une petite voiture mais aussi celle d'un écrivain qui attend des nouvelles de son éditeur, d'une marche nocturne, d'une cafétéria, des gens qui s'y rencontrent et des réflexions sur la vie, ce serait un joyeux mélange de tout cela, un livre qui parle de choses graves et douloureuses : la solitude, la maladie, l'exclusion, la séparation mais sans apitoiement, sans larmoiement, avec des mots qui sonnent juste. Toujours. L'écriture se fait légère, s'envole avec fantaisie.
On garde un petit goût de bonbon acidulé au fond de la bouche et on se dit qu'on reprendrait bien un second.

Enora Bayec 
(15/07/09)    



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Editions Zulma

104 pages - 9,50 €








Annie Cohen,
née à Sidi-bel-Abbès en Algérie, vit à Paris. Elle a publié une vingtaine d’ouvrages, dont Bésame Mucho, La dure-mère, Géographie des origines (Gallimard) et Le marabout de Blida (Folio).