Robert CRAIS

Deux minutes chrono



Même de l'autre côté des lois officielles, il y a des prescriptions auxquelles il ne faut pas déroger. Le fameux "code d'honneur" des truands, bien sûr. Et la "Loi du silence". Et puis la "règle des deux minutes", que tous les braqueurs de banque connaissent et tâchent de suivre à la lettre : un hold-up doit s'exécuter en deux minutes chrono ; une fois ce temps passé, chaque seconde écoulée dans l'enceinte de la banque augmente les risques d'être pris par les flics. Marchenko et Parsons se moquent de la règle des deux minutes : ce qu'ils aiment, c'est flanquer la frousse à tout le monde et agiter leurs flingues en tirant dans tous les sens avant d'embarquer le fric. Leur treizième braquage se termine en carnage. Max Holman, lui, a toujours agi dans les règles de l'art. L'argent, oui, mais pas de sang, ni de brutalités – il a bien mérité son surnom de "Gentleman braqueur". Résultat : dix ans de taule. Parvenu au terme de sa peine, il est sur le point d'être libéré. Mais le retour à la liberté est douloureux : en quittant la prison il apprend que son fils Richard vient d'être abattu. Son fils avec qui il n'a pas eu le moindre contact durant son incarcération, au point qu'il ne savait même pas qu'il était devenu flic...

Comme si le deuil et le retour à la vie normale n'étaient pas assez difficiles à gérer, voilà que la mort de Richie paraît étrange... Peu satisfait des explications fournies par les collègues de son fils, mû par le désir de retrouver l'assassin du jeune homme, Max Holman commence d'interroger l'épouse de Richie, puis à chercher des témoins... et son malaise s'accroît : les circonstances de la mort de son fils sont décidément bien suspectes. En désespoir de cause, Holman entre en contact avec l'agent spécial Katherine Pollard, celle-là même à qui il doit son arrestation. A eux deux, ils vont mener une enquête tortueuse, ne progressant qu'au prix de transgressions répétées des lois – Holman est même contraint de retrouver ses gestes de voleur de voiture...

Scindé en quatre parties, le récit se décompose en une suite de chapitres plutôt courts qui alternent avec brio différents foyers narratifs. Le rythme est soutenu, les scènes d'action nombreuses et rapides, mais l'auteur maîtrise suffisamment sa matière pour instaurer des pauses : les personnages font alors le point sur leurs investigations, ou bien s'abandonnent à l'introspection. Le rythme de la narration est parfaitement contrôlé, et le suspense maintenu avec une indéniable maestria, au gré des obstacles et des progrès, des trouvailles et des disparitions de preuves. Mais le roman se caractérise, outre son efficacité, par une dimension psychologique très marquée. D'abord sur le plan thématique, puisqu'il a pour problématique axiale celle des rapports parents/enfants, abordée sous de multiples aspects : les liens unissant Max à son fils, avec leur complexité, et le poids de remords, de culpabilité qui les entachent ; les difficultés que rencontre Katherine Pollard avec ses deux fils, et le touchant attachement que Marchenko éprouve pour sa mère. Et par la façon dont l'intimité émotionnelle des êtres est toujours approchée de très près. D'ailleurs l'on s'aperçoit qu'en dépit de descriptions assez nombreuses, et détaillées, l'aspect physique des uns et des autres demeure fuyant ; poids, taille, corpulence sont très souvent mentionnés sans que l'on puisse pour autant avoir la sensation d'une réelle présence de la personne. Cette présence, et la densité dont sont pourvus tous les personnages principaux, provient davantage de la finesse avec laquelle sont intégrés au récit leurs gestes, attitudes, postures, regards, expressions... autant de symptômes de leurs états d'âme les plus profonds.

Ecrit à la troisième personne, le récit fonctionne essentiellement en focalisation interne – autre procédé qui permet de faire affleurer l'intériorité des protagonistes, que l'on identifie textuellement grâce aux subtiles nuances que l'auteur ménage dans le registre de langue qu'il emploie, et dans le vocabulaire mis en oeuvre. Ainsi les passages centrés sur Max Holman ont-ils une coloration sensiblement différente de ceux assignés à Kathryne Pollard, et plus encore de ceux traduisant l'état d'esprit de Marchenko et Parsons en pleine action :
Le boulot de Parsons était facile. Tenir tout le monde à l’œil et surveiller la porte. Si quelqu'un entrait, il le chopait et le foutait par terre. Si c'était un enfoiré de flic, il le fumait. C'est comme ça que le truc marchait.
Du côté d'Holman, la tonalité lexicale est moins agressive :
Chee et lui avaient beaucoup maraudé aux alentours de ce genre de rade dans le temps, à l'affût d'une caisse à bouger.
Si l'oralité et le "relâché" du langage parlé sont respectés dans la transcription des dialogues, et restitués dans la plupart des passages narratifs, le tout garde la tenue requise par la forme écrite ; à aucun moment le "style oral" ne paraît singé : il est adapté à l'écrit avec beaucoup d'intelligence – du moins la traduction donne-t-elle cette impression. On peut dire que le roman parle la langue de chacun de ses protagonistes, le narrateur calquant sa voix sur l'un ou l'autre de ceux-ci.

Ce roman palpitant repose sur un bel équilibre entre intrigue policière et dimension émotionnelle, psychologique. Rétrospectivement, on se dit que peut-être, telle ou telle scène manque de vraisemblance, mais cela n'est pas important : l'ensemble est parfaitement cohérent et harmonieux, il n'y a pas une réaction qui sonne faux, pas un geste dont on puisse dire qu'il ne "colle pas" avec celui qui l'exécute. Quant aux personnages, ils sont construits pour emporter l'adhésion du lecteur – y compris les pires ripoux, tant ils sont justement saisis dans leur vénalité. Après avoir suivi Pollard et Holman dans leurs investigations, frémi au gré des culpabilités progressivement découvertes, et senti se resserrer toujours plus étroitement autour de nos deux enquêteurs improvisés l'implacable constriction d'une conspiration policière, la tension se relâche brusquement à la fin et, le temps d'un court épilogue, on comprend que tout s'achève au mieux pour tout le monde, les héros sont récompensés, les ripoux châtiés, et les morts eux-mêmes sont rétablis dans leur juste rôle. Il n'est pas jusqu'à la poubelle ambulante du vieux Perry qui ne retrouve fière carrosserie... Ce dénouement tout sourire et ouvert sur des bonheurs à venir apporte une touche un peu trop consensuelle à ce thriller mené de main de maître, mais les happy ends ne figurent-elles pas dans le "pacte de lecture" que la plupart des auteurs de polar signent avec leurs lecteurs ?

Isabelle Roche 
(26/04/07)    

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Noir & polar








Editions Belfond, 2007
410 pages - 20,50 €

Traduit de l'américain par
Hubert Tézenas


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un entretien
avec Robert Crais,

propos recueillis par
Isabelle Roche
(auteur de cet article)




Photo © Jonathan Exley

Robert Crais a publié son premier roman en 1985, The Monkey's Raincoat - un thriller dont le héros était Elvis Cole, un "privé" californien inspiré du Marlowe de Raymond Chandler. L'auteur s'est attaché à son personnage tout autant qu'à son acolyte, Joe Pike, et tous deux sont devenus les protagonistes récurrents d'une série policière qui compte à ce jour onze volumes – dix sont traduits en français. A côté des enquêtes d'Elvis Cole, Robert Crais a également écrit trois romans indépendants. Le second, Otages de la peur, a été adapté au cinéma par Florent Siri, avec Bruce Willis dans le rôle principal. Le troisième, Deux minutes chrono, vient de paraître dans la collection "Noir" chez Belfond – en même temps que sort l'édition de poche de la dernière enquête d'Elvis Cole publiée en français, L'Homme sans passé (Pocket coll. "Thriller").






Site officiel de l'auteur (en anglais) www.robertcrais.com