Patrice DELBOURG

Signe particulier endurance



Juillet 1956. Nous sommes à Vence, petite cité médiévale du pays niçois, à 320 mètres d’altitude, dans le sanatorium moderne – équipé d’une terrasse orientable montée sur vérins hydrauliques – construit par Camille Flammarion. La qualité de l’air ici est excellente, le panorama superbe, le village "à la mode" ; écrivains et artistes atteints par le fléau de la tuberculose affluent pour s’y faire soigner les poumons. « Le sanatorium est vu par le petit peuple ignorant comme un établissement de grand prestige rapport à son cadre, son rythme, son aménagement et son décor, aussi inaccessible au commun des mortels que les plus grands palaces et les paquebots de luxe. Un lieu privilégié où l’esprit est d’autant plus libre de souffler que les souffrances y sont silencieuses et la mort elle-même fort discrète. Raffinement, sensibilité à fleur de peau, intense créativité, ce sont là les à-cotés intellectuels de la bacillose qui ont toujours conféré à Vence ses lettres de noblesse. »

La région est déjà riche d’artistes exilés comme Matisse à demi-aveugle peignant la fresque de la chapelle dite du Rosaire, Picasso, Chagall ou de personnages historiques comme Célestin Freinet, l’idéaliste qui mène un combat obstiné pour la démocratie et la liberté d’expression, appelé par Henri Calet l’athanor de résistance contre toutes les tyrannies de la planète.
D’autres, parmi lesquels Prévert, Paulhan venu se reposer chez Dubuffet, Alphonse Boudard, Sylvia Plath, Gombrowicz ou Henry Miller, viennent ici en villégiature profiter du cadre, du climat et de cette exceptionnelle effervescence culturelle.
Chacun évoque les fantômes de D. H. Lawrence, Gadenne ou Delteil.
Au sana même, d’illustres inconnus côtoient Roland Barthes, Blaise Cendrars, Henri Calet, Albert Paraz (le paria immergé dans la réhabilitation de Louis-Ferdinand Céline) ou Louis Lecoin l’anarchiste indéfectible.

Tous ces êtres, célèbres ou non, sont pareillement séquestrés, ravagés par la toux et la fièvre, désemparés dans leur chair, mais touchés par le charme de Vence.
« Ici on vit à moitié. Hémiplégique de l’âme et du souffle. Ça donne le temps de réfléchir, de mettre en équation la destinée, de gratter les croûtes de l’âme. Le passé avec ses rires, ses étreintes, ses projets, ne passe pas. Le présent, on s’y sent à l’étroit. L’avenir paraît peu sûr. Chaque patient redoute de ne pas en avoir beaucoup sous sa semelle. (...) Chacun vit reclus dans sa chambre claquemuré dans sa frousse noire, en s’efforçant de lui donner le visage de la rage. (...) Bourdonnements dans l’oreille interne, point de coté sous les petits cartilages, le pouls en pointillé et les émotions en désordre. »

Certains sont de passage ; d’autres, très malades, ressemblent à « des pyjamas sans personne dedans. Du gris délimite leurs contours. Un carrousel de fatigues leur tire les traits », ça tousse et ça rigole, ça crache et ça bronze.
«  Les gens de l’Ad Astra ont pour le soleil un attachement excessif, singulier, presque maniaque. Sur les terrasses orientables, la plupart des malades, emmaillotés comme des échalotes, occupent déjà les chaises longues à armature métallique, alignées en quinconce. Quelques transat moelleux réservés aux carcasses les plus endolories de ces enfants de Kafka restent à disposition. Des plaids aux couleurs vives, de grosses lunettes d’écailles cachant presque entièrement les visages à carnation fadasse suggèrent quelques stars déchues du boulevard du crépuscule, maritornes gloussantes, roquentins en fin de bail oints de parfums lourds, incognito sur le pont d’un transatlantique. Cette tribu immobile sous le regard bienveillant d’une brigade d’infirmières diplômées toutes occupées à torcher cette kyrielle d’anus paléolithiques. »
« Ils vivent ici sous cloche. La tête emmaillotée dans une gaze. Les membres calfeutrés près des radiateurs d’appoint. Loin des secousses de Suez, du Maghreb, des casques bleus et du bloc de l’Est. La vie est ailleurs, très loin. »

De parties de pétanque en joutes verbales luxuriantes, de jeu de société en poker, de conversations riches et animées en soûlographie solitaire en chambre, entre légèreté, élégance, excès et souffrance, magnifiques et pitoyables, ils emplissent de leur corps et de leur présence ces lieux où flotte l’air de Bambino chanté par Dalida et les échos mondains et cinématographiques de Saint-Tropez où Vadim inventa BB.

Cette montagne magique – et les ombres qui la hantent – nous est dessinée par Aurélien, quinze ans, petit-fils de la maîtresse du directeur du sana qui se sent depuis toujours ici chez lui.
«  Sa maman, Mathilde, est décédée des suites d’une commotion cérébrale. Son papa croupit en prison, on dit que, cette fois-ci, il a frappé un peu fort... Après une nuit dans une cellule de dégrisement, il a avoué. Voilà les faits. Inutile de s’attarder d’avantage; Depuis de trop longues saisons déjà, avant le drame, en raison de scènes violentes, récurrentes entre ses parents, son éducation avait été confiée à sa grand-mère paternelle ».
Mais ce lieu de décrépitude et douleur sera pour le jeune garçon curieux, fasciné par ces fortes personnalités qui l’entourent, une source d’enrichissement prodigieuse pour apprendre le monde et la vie.
« La fréquentation de ces êtres séquestrés, célèbres ou non, l’aide à débuter son métier d’homme, à adouber sa profession d’endurance. Leur mots d’expérience, leurs paroles sages mettent une sourdine à cette impérieuse tension qui tambourine en lui ».
Quand l’adolescent sera lui-même contaminé par la maladie et rejoindra le clan des patients, il aura déjà trouvé auprès de ces êtres dont tout le sépare et qu’il n’aurait ordinairement jamais dû rencontrer, la famille et la force nécessaire pour surmonter la phtisie qui, sans cesser d’être toujours aussi galopante, n’est plus fatale.

« Pendant ce temps-là, chez les gens du dehors, tressaute l’année de toutes les crises, Mendes-France et le front républicain, un Oscar pour Anna Magnani, des caisses de champagne éventé, la coexistence pacifique, les Kolkhozes, les excavatrices sur le chantier de la piscine, l’Andreas Doria sombre au large des côtes de la Nouvelle Angleterre, la crise de l’automobile s’accentue, Maria Shell dans Gervaise, des poèmes griffonnés sur les napperons de la Tour d’argent, les constats de décès deviennent plus sérieux, Pannonica de Thelonious Monk, deux amoureux sur un grand lit, le Musée des Beaux-arts de Lyon achète enfin un tableau à Jean Dubuffet, les voisins arabes, Eisenhower réélu président des États-Unis, le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain, le commandant Cousteau présente le Monde du Silence (...). »

Un récit riche, foisonnant de personnages hauts en couleur et de références littéraires, artistiques et historiques, entrelardé d’anecdotes signifiantes et d’inventaires à la Prévert ou à la Georges Perec, qui nous plonge en direct dans toute une époque mais sait aussi faire appel à la sensibilité et provoquer émotion et compassion.
De façon apparemment brouillonne et décalée mais avec un vrai talent métaphorique et une nostalgie douce-amère pleine de charme, Patrice Delbourg parvient à ressusciter ces fantômes vençois avec une étonnante tendresse et, pour nous guider dans ce dédale aux digressions et aux escapades multiples dans d’autres espaces et d’autres temps, Aurelien, le narrateur, dans sa fraîcheur et son humanité, joue joliment le rôle du fil d’Ariane.

Un récit brillant et inclassable à déguster avec lenteur. Une gourmandise dont la saveur tarde un peu à se révéler aux papilles mais reste longtemps en bouche.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/12/07)    



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Le Castor Astral
223 pages - 15 €












Patrice Delbourg,
né en 1949, est poète, romancier, chroniqueur, animateur d'ateliers d'écriture, membre de l'Académie Alphonse Allais et du Grand Prix de l'Humour Noir, lauréat des prix Guillaume-Apollinaire et Max-Jacob, il a publié une trentaine d'ouvrages.