Nathalie DE LOEPER

En vie


Un récit à deux voix. Celle de la mère tout d’abord, belle autrefois, femme simple mariée à un aristocrate russe en exil et ruiné. A-Mère évoque la vie de famille sous le règne de ce tyran domestique dont elle a fait son dieu. Elle justifie les principes d’éducation inflexibles imposés par lui et qu’elle a si scrupuleusement appliqués à cet enfant non désiré, fille qui plus est, que la vie leur a intolérablement imposé.

« Il suffit d’ouvrir la fenêtre, de se pencher sur le monde pour constater. Combien sont ceux qui par paresse, qui par laisser aller, abandonnent leurs enfants. Les laissent pousser n’importe comment. De mauvaises graines devenir mauvaises herbes. Tandis que nous, jamais. Sûrement pas. Chez nous non, nous n’aurions pas laissé faire cela. Ne l’aurions pas toléré. Chez nous Ninotchka se tenait droite. Serrait les poings. Serrait les dents. Tandis que nous savions y faire et que nous la dressions. [...] Nous lui avons tout appris. Nous lui avons tout pris. A baisser les yeux pour être obéissante. Désir et joie de vivre. A ne pas avoir d’importance pour ne rien espérer. »

Elle dessine à grands traits, avec plus de brutalité et de rancœur que de tendresse l’enfance de la petite puis son départ aussi inacceptable que sa naissance.

« C’était une enfant très posée. Silencieuse et modeste, sans exigence. Jamais elle ne nous demandait, non, rien, jamais rien. Toujours s’engourdissait, bien gentiment. Toujours très sage, elle ne réclamait rien, n’avait nul besoin. Silencieuse et polie, jamais un mot plus haut que l’autre, ni même un cri. Nulle larme ne pleurait. Non, rien, pas, jamais. C’était une bonne enfant. [...] A table, elle ne prenait que de toutes petites bouchées. Nous n’avions pas les moyens de la nourrir et elle le savait. De la nourrir, ni de l’aimer. Que de toutes petites bouchées. L’amour coûte tellement cher. »

Des bouts de phrases taillées avec hargne et désespoir pour dire aussi l’absence, la solitude, le désamour, la vieillesse.

« Depuis qu’elle est partie, je ne dors plus, je ne mange plus, je ne vis plus. L’angoisse me ronge. J’ai mal au dents, même si de dents n’ai plus. [...] Je suis si lasse et mes yeux sont pochés comme laitance de hareng. Je ne vois plus ma bouche. Mes lèvres ont disparu. [...] Regarde-toi mon pauvre amour, mon cher martyr, tu ne bouges presque plus. Tu vas bientôt mourir. Tu es comme moi, délabré, apatride, abattu. Moi non plus je ne suis. Ne me lave ni ne me change. Me laisse croupir. Me pousse à l’abandon. JE est déjà parti. JE reste bouche close. »

Quand la parole est donnée à Ninotchka, cette enfant niée, moralement violentée par ses parents, que l’on devine détruite, inapte à toute vie sociale et affective, on s’attend derrière la souffrance à trouver un peu de révolte ou de haine. Erreur, pour haïr il faut déjà avoir conscience de soi-même.
Dans N’être, cette "idiote de naissance" mort-née, ligotée inextricablement à ces parents qui l’ont façonnée sans amour mais avec le tranchant du silex, nous livre à l’état brut son attachement et sa culpabilité. Celle d’être "bête comme une chèvre", d’avoir gâché la vie de ses géniteurs et de n’avoir pas su se faire aimer d’eux à qui elle doit être reconnaissante d’avoir choisi le dressage plutôt que l’abandon malgré les circonstances de sa naissance.

«  Ce que je suis devenue je le leur dois… je le dois à papa et à maman… ce sont eux qui m’ont offert le plus beau cadeau qui soit en me donnant la vie. Même si je n’ai pas été à proprement parler le cadeau que maman espérait… ça c’est elle qui me l’a dit… et qu’il s’en est fallu de peu pour que je finisse dans la cuvette des cabinets… pulvérisée en morceaux. »
«  C’est grâce à maman que je suis devenue ce que je suis aujourd’hui…une vraie petite fourmi… c’est grâce à elle que je ne mange plus rien… si je remets toujours à demain mon pain de ce jour pour parer au pire et faire des provisions » «  Papa m’a toujours beaucoup encouragé dans la vie… à chaque fois que je voulais faire quelque chose papa disait toujours tiens-toi tranquille tu n’arriveras jamais à rien… c’est pour ça que j’ai réussi… grâce à ça justement… à ne rien faire du tout. »
« Quand j’étais petite je n’avais pas le droit de l’ouvrir… chez nous vous comprenez c’était interdit… la porte chez nous on ne l’ouvrait pas… ni la porte ni la bouche… ou le moins possible… ou très exceptionnellement [...] j’étais très forte à ça… je faisais la morte à merveille aussi longtemps qu’il le fallait [...] à la maison personne ne le faisait mieux que moi… quelquefois je le faisais si bien qu’ils m’oubliaient… pendant des jours… pendant des semaines ils ne faisaient plus du tout attention à moi… c’était même arrivé que maman retrouve enfin le sourire et la joie de vivre et qu’elle me félicite. »

Plus tard, sur son chemin, Joseph, amour tout puissant, lui fera espérer naître enfin à la vie.

« J’essaie pourtant… de ne pas me perdre… de retrouver le sens… j’essaie tous les jours que Dieu fait. Je m’efforce de faire quelque chose de bien… je veux dire d’utile… les courses le ménage par exemple… pour arrêter de ne servir à rien… il faut me comprendre… alors je mets tout mon cœur à l’ouvrage pour que Joseph soit content »
« Quand il rentrera tout à l’heure je lui dirai comme à chaque fois… tout de suite amour j’arrive… ta petite servante suis… ta petite bonne à rien... pour toi amour je cours je vole… dans le ciel je m’envole et attrape les oiseaux… par toi amour je veux apprendre à vivre… [...] Je sais qu’il m’aime parce que chez nous l’amour c’est fort comme ça… il dit que je l’étouffe et que je pue mais quand je pleure je le fais rire aux larmes… il dit qu’il n’aime rien plus que me voir souffrir gémir et me tordre… le supplier… que de me voir damnée comme ça et ramper à ses pieds ça lui fait un bien fou… ça le calme… le rassure… lui redonne vie à lui si moribond… il dit qu’il aurait presque envie de croire qu’il est heureux. [...] quand joseph est là je sais… je le sens… je le porte en moi ce bonheur trop grand… quand il est là Jo je suis… vivre me devient évident »

Mais le fardeau est trop lourd pour joseph. La folie trop grave.

« Jojo dit que le temps est venu pour moi de m’en sortir… d’apprendre tout simplement à vivre… et à être tout simplement… à vivre à être et à marcher sans m’accrocher à lui. [...] Joseph dit que le pire est passé et que je n’ai plus rien à craindre… que je peux m’en aller maintenant… enfin le cœur léger… que le mal ils l’ont fait et bien fait… et qu’il n’y a qu’à voir le résultat… mais qu’aujourd’hui tout est fini. »

Deux parties complémentaires qui se juxtaposent. Des chapitres distincts qui ne se croisent jamais, pas plus que les deux femmes elles-mêmes à qui la tutelle du père n’a jamais permis de se découvrir ou de s’aimer.

Ce roman est d’une violence intérieure inouïe. Une terreur glacée. Pas de sang versé, d’armes ou de cadavre mais la destruction d’un individu en direct dans le refus total de son existence.
Peut-on vivre quand vos propres parents ne vous en donnent pas le droit ? Exister sans le regard d’un autre, sans aucune manifestation de sentiments même pas la haine ou les coups ? Les monologues intimes des deux femmes, chacune terriblement seule, noyée au cœur d’un vide abyssal, désintégrée sous la férule muette de l’homme arc-bouté dans sa volonté désespérée de réduire à néant toute vie chez les autres comme l’histoire l’a nié lui-même en détruisant son pays, mettent crûment à nu l’indicible. L’absence de toute humanité ne contredit pas le titre « En vie » mais le réduit à sa plus simple signification. Un "je" multiple, celui de la mère et de la fille, et peut-être aussi celui de leur bourreau, qui pareillement ne savent pas être. Ce pronom personnel qui exprime le plus profondément l’individualité, revient constamment, comme un leitmotiv, pour être immédiatement nié par l’emploi de négations incessantes qui minent le récit et les protagonistes de ce jeu de massacre.

Une écriture bouleversée, hachée, haletante comme une respiration pour réinventer un vécu, démultiplié par le souvenir, sans soucis de cohérence ou de réalisme. Un style éclaté à la syntaxe malmenée, des mots jetés pêle-mêle, en miroir au désordre intime des personnages, à l’outrance insupportable des situations, pour mieux donner à vivre au lecteur déstabilisé les obsessions, l’ aliénation et la souffrance des personnages. Une langue maîtrisée, une musique qui surprend et émeut. Un livre original et troublant.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/10/06)    



Retour
Sommaire
Lectures









Editions Gutenberg
114 pages
14,95 €


www.editionsgutenberg.fr







Nathalie de Loeper est née en 1960. En vie est son premier roman.