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Marc DUGAIN

L'insomnie des étoiles



Nous sommes en Automne 1945, l’Allemagne nazie n’a pas encore capitulé mais les alliés occupent déjà Berlin et une bonne partie du pays. La défaite est proche. La compagnie française menée par le capitaine Louyre, a pris, sur ordre,  ses quartiers dans une petite bourgade du sud, « une ville isolée, imperméable et insensible aux tremblements du monde, résistante aux passions et aux destructions, solide sur ses traditions, sans regrets pour son passé ».

Lors d'une patrouille de routine dans la campagne, l'attention du  capitaine français et de ses soldats est attirée par une ferme isolée. En s'approchant des bâtiments qui semblent abandonnés, ils y découvrent une jeune fille d'une quinzaine d'années, réduite à l'état de bête. Condamnée depuis plusieurs mois à survivre dans l'abandon et le dénuement le plus total, l'adolescente qui s'est nourrie de pommes de terre et d'oignons, minée par le froid et la peur, est dans un état de saleté et de délabrement physique et psychique avancé.  Elle dit s’appeler Maria Richter et attendre le retour de son père parti sur le front russe.
Des pilleurs, anciens fonctionnaires ou soldats nazis, semblent avoir récemment « visité » les lieux. Violé l'enfant peut-être ?
Les restes d'un cadavre calciné sont retrouvés à proximité et devant les explications confuses apportées par Maria à ses questions, le capitaine demande à ses hommes  perplexes d'emmener la souillon sous leur protection. « Elle n'a pas l'âge d'être une ennemie. Et puis on a une vieille tradition d'hospitalité et cet ennemi, on l'a tout de même hébergé quatre ans chez nous. »

Pourquoi donc se préoccupe-t-il du cadavre carbonisé d'un inconnu alors que dans cette guerre terrible les morts se comptent par millions, que les massacres perpétrés par les nazis sur les juifs commencent à se savoir, qu'une multitude de corps, soldats ou civils, pourrissent dans la terre d'Allemagne ? Peut-être parce que, astronome dans le civil, le capitaine a pour habitude de sonder le ciel et de tutoyer les étoiles et qu'il pressent ici un mystère tout aussi essentiel à l'appréhension du monde qui l'entoure ? Ou parce que ses soldats désœuvrés, oubliés, s'ennuient (tout comme lui) et que ces découvertes empreintes d'étrangeté apportent un peu d'animation à leur quotidien ? 
Nourrie, lavée, soignée, mise à l'écart dans une petite chambre, la jeune fille retrouve assez vite ses esprits. Un garde du corps lui a été attribué et le capitaine, fortement troublé par cette femme naissante, veille de près à sa tranquillité. 
Grâce aux lettres de son père que Maria, incapable de les lire elle-même faute de lunettes, confie à Louyre, les circonstances de son abandon s'éclaircissent : accablé par la mort de son épouse hospitalisée pour dépression dans une maison de convalescence, rongé par un sentiment de culpabilité, incapable de partager avec sa fille sa douleur, l'agriculteur, notable cultivé et influent, a finalement préféré l'éloignement pour essayer de dire par écrit ce qui reste bloqué dans sa gorge, a choisi le front pour en finir avec une vie devenue insupportable. Entre les lignes, l'astronome perçoit aussi que le malaise qu'il ressent devant cette grosse bâtisse qui domine la petite ville tranquille, cette ancienne maison de repos restée anormalement vide à l'heure où les blessés affluent, est justifié. Un secret se cache là. Terrible, certainement.
Décidé à élucider cette affaire, malgré le silence craintif de la population et la fausse bonhomie du curé, malgré les propos convenus du maire, ancien professeur de philosophie, qui cache mal sa peur et ses réticences à livrer des informations, il mène patiemment, obstinément son enquête. Mis sur la piste du docteur Halfinger, ancien directeur de l'établissement qui vit encore à proximité, il use, sans aucune légitimité, du pouvoir que lui confère la situation pour le soumettre à un interrogatoire serré. La vérité est pire que ce qu'il aurait osé imaginer.

Au début, sans indication de lieu ou de date, il y a le récit du calvaire qu'endure la jeune Maria, son acharnement à survivre, sa lucidité devant l'adversité, sa capacité à conjuguer résistance et passivité. Un personnage fort et énigmatique dont la présence se fera plus ponctuelle au fil du récit mais dont l'ombre planera sur l'ensemble du récit.
Puis, le contexte spatio-temporel se précise avec l'arrivée du capitaine Louyre, qui progressivement, prendra toute la place. C'est un militaire étrange qui n'a aucun attrait pour la guerre : « Louyre s'était vendu la guerre comme une aventure rebutante dont il ne pouvait être absent. Son esprit sceptique avait très jeune sapé sa confiance dans sa propre espèce. (…) La campagne d'Italie lui avait valu du galon, gagné à l'intelligence plus qu'au courage, une notion bien lointaine pour lui, qui par un défaut de naissance ne connaissait ni la peur ni le mérite de l'apprivoiser. »
L'homme demeure sous l'uniforme un astronome curieux du monde qui désespère du genre humain.
« – Qu'est-ce qu'on voit là-haut ?
   – Des étoiles par millions, toutes plus mortes les unes que les autres. Comme si elles attendaient que la nôtre les rejoigne dans le grand concert du silence sidéral. On n’en est pas passé loin cette fois-ci. »
S'il ne peut empêcher son cœur de battre pour Maria, c'est avant tout l'affaire du cadavre calciné et le mystère de l'établissement de santé déserté qui captent son attention et l'amènent à endosser le rôle du policier. Mais s'il  y a chez lui le caractère désabusé, la singularité de comportement, le mélange d'intuition et de raisonnement, de sensibilité et de lucidité, qui sont souvent l'apanage des enquêteurs des romans policiers contemporains, il s'apparenterait plus à un chercheur mâtiné d'un justicier. Quand, avec brutalité souvent, il interroge les notables, traduit les silences, déchiffre les visages, il cherche prioritairement, avec intuition et sensibilité, à sonder le fond du cœur de ses interlocuteurs, à remuer les consciences. «  Mon père, je note quelque chose de très contradictoire chez vous. Vos mots et vos gestes ne disent pas la même chose. C'est fréquent chez les hommes politiques. Mais chez un prêtre, c'est beaucoup plus rare, même si le discours politique a quelque chose à voir avec le prêche. (…) Dites-moi, mon père, pensiez-vous que le Christ et Hitler puissent faire bon ménage ?»
Le lecteur partage intensément ses questionnements, ses dégoûts, ses émotions, et se laisse gagner par son obsession de mettre à nue la vérité.

Autre personnage clef, le bon docteur Halfinger, un médecin consciencieux qui parle avec une compétence des pensionnaires dont il avait la charge doublé d'un psychiatre allumé fasciné par l'ambition collective du troisième Reich. Il déroule son récit  sans cynisme ni regret mais avec une précision et une sincérité qui font froid dans le dos.
« Vous n'imaginez pas ce que c’est, une opportunité pareille. Avant 33, nous avions une vie de reptiliens bourgeois d'une consternante médiocrité. Notre expérience, même si elle se termine aujourd'hui, nous ne devons pas la regretter, peu d'hommes dans l'histoire de l'humanité ont eu le sentiment de plénitude qui était le notre. Le sentiment de vivre une grande ambition collective. Vous ne savez pas ce que c'est, se lever le matin transporté par une vision du monde au lieu de faire allégeance à la médiocrité et à la légion de ses promoteurs. Mais il y a eu des erreurs... »

Les autres personnages dans la grisaille d’un désenchantement généralisé sont des gens ordinaires, souvent médiocres et lâches. Au loin, plane le fantôme de la mère de Maria. Folle ou rebelle?
Le mystère s’intensifie au fur et à mesure et les révélations finales, si elles ne nous surprennent pas complètement, sont par l'intensité dramatique qui les baigne, à la hauteur de notre attente.
 
Dans ce tableau d'une petite ville perdue d'Allemagne au moment de la défaite, Marc Dugain met en scène des acteurs détruits par la guerre aussi sûrement que par les bombes lâchées par les avions. Le sujet est lourd, tragique, l'ambiance pesante et sombre, mais jamais l'auteur ne tombe dans le travers de la dénonciation bien pensante ou dans l'émotion facile. Il préfère, avec précision et sérieux, se livrer à une vraie dissection de l’âme humaine dans ses replis les plus nauséabonds. C'est l'autopsie de toute une période historique portée par une idéologie monstrueuse, symbole de barbarie absolue, et une lâcheté collective coupable qu'il entreprend dans ce roman et dans ce concentré dramatique qu'il trouve sa force émotionnelle. Ce roman qui pose magistralement les questions de culpabilité et de responsabilité face à l'Histoire, nous interroge aussi sur les destins personnels et les possibilités de reconstruction et d'oubli après cet enfer : comment bourreaux et témoins complices vont-ils pouvoir ensuite composer avec leur conscience et continuer à vivre ? Les survivants ou leurs familles, blessés dans leur chair, pourront-ils sourire à nouveau à la vie ?  Un regard vers l'avenir qui permet à l'auteur d'introduire une éventuelle lueur d'espoir dans cette épaisse obscurité.
Marc Dugain est adepte de la concision, des phrases courtes, de la sobriété et de la précision. Il laisse parler les faits, se contente de dépeindre leurs conséquences sur les actes des personnages, leur donne la parole pour  nous éclairer sur leurs motivations. Par son écriture, il instaure d'office la bonne distance avec les protagonistes afin d'éviter le jeu du pathos et de l'émotion. De même, le choix d'illustrer les interrogations de Louyre par des dialogues directs et non par une plongée intérieure dans ses pensées, donne du rythme à la narration tout en apportant quasi-simultanément des réponses. Technique efficace.
Tissant habilement documentation historique, enquête, histoire d'amour, drames et rebondissements, l'auteur, habile conteur qui se plaît à nous embarquer dans son récit sans nous lâcher jamais de la première à la dernière ligne, parvient, mine de rien, à amener le lecteur à réfléchir sur les thèmes graves et profonds qui sont ceux qui finalement lui importent.

Le titre, L'insomnie des étoiles, (superbe !) dégage une étrangeté et une ambiguïté très en adéquation avec ce roman dérangeant et intense qui résonne encore dans la mémoire une fois refermé. 

Dominique Baillon-Lalande 
(29/01/11)   



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Editions Gallimard

240 pages - 17,50 €






Marc Dugain,

né au Sénégal en 1957, suit des études de sciences politiques et en finance et exerce différentes fonctions dans la finance et le transport aérien avant de se consacrer à l'écriture. Son premier roman, La chambre des officiers (Jean-Claude Lattès, 1999), a reçu une vingtaine de prix littéraires. Adapté au cinéma par François Dupeyron, ce film a représenté la France au festival de Cannes et a reçu deux Césars. Marc Dugain a publié six romans et un recueil de nouvelles,
En bas, les nuages..