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L'histoire se déroule lors du printemps arabe. Lakhdar est un jeune
Marocain de dix-sept ans qui demeure à Tanger dans une famille musulmane
traditionnelle. Les prières n'empêchent pas le jeune homme avide
de liberté et d'épanouissement, d'aimer les livres et les langues
qui sont pour lui comme une invitation au voyage, d'être troublé
par les charmes de la voisine. Avec son ami Bassam, un être frustre et
gentil, ils lorgnent les belles touristes qu'ils sont incapables d'aborder,
rêvent d'embarquer pour l'Europe et d'y faire fortune. Mais Lakhar s'inquiète depuis quelque temps de voir la mosquée se transformer en ruche de barbus et en plateforme d'expéditions punitives, voit le guide et les siens se volatiliser le laissant seul dans une maison qui peu de temps après est incendiée. Alors qu'il a financièrement un peu de temps pour voir venir, le sort lui sourit. Un Français repère ce jeune homme lisant du Manchette en terrasse de café et le recrute en zone franche pour effectuer la saisie informatique au kilomètre de documents ou de livres patrimoniaux pour l'hexagone. Un travail séduisant qui est payé au lance-pierre même si le patron s'avère plutôt compréhensif. Il y découvrira quelques textes (dont les Mémoires de Casanova) avant de s'atteler aux fiches biographiques des soldats de la Première guerre mondiale. Bassam parfois, sous diverses identités, lui donne signe de vie... Un bref séjour amoureux en Tunisie avec Judit, le laisse en attente.
Les lettres et les e-mails ne parviennent plus à remplacer son parfum
et sa chaleur et il se prend à rêver de la rejoindre à Barcelone
pour une nouvelle vie. Par affection, son patron l'aide à entrer comme
matelot chez un armateur de ses connaissances sur un de ces ferries qui parcourent
le Détroit de Gibraltar, de Tanger à Algésiras, deux fois
par jour. Mais s'il se retrouve enfin en Espagne, notre héros reste du
mauvais côté de la barrière des douanes, à la porte
de l'Europe. Il faut que le bateau soit saisi par les douanes pour impayés
et reste à quai de longs mois, pour que le jeune homme, non sans hésitation,
finisse par se faufiler clandestinement en ville. Enfin parvenu à destination, il échoue dans une pension du quartier
interlope et miséreux du "Raval". Dans la rue des voleurs où
règne drogue et prostitution, les policiers qui évitent de s'aventurer
ne viendront pas le chercher. C'est dans une ville gagnée par la récession
et la colère des Indignés, que le jeune homme retrouve Judit en
militante affaiblie au cur d'une société espagnole en pleine
crise : "L'Europe admettait-elle qu'elle n'avait pas les moyens de son
développement, que ce n'était qu'un leurre, qu'en fait l'Espagne
était un pays d'Afrique comme les autres et tout ce que nous voyions,
les autoroutes, les ponts, les tours, les hôpitaux, les écoles,
les crèches, n'était qu'un miracle acheté à crédit
qui menaçait d'être repris par les créanciers ?"
L'auteur, en trois parties correspondant à Tanger, l'Andalousie et Barcelone,
suit les errances de son personnage, se coule dans son regard, le confronte
à l'adversité, à la mort, à l'actualité en
ébullition, sans jamais, ou presque, tomber dans l'argumentation ou l'explication.
Mathias Énard, à travers ce roman d'initiation d'un jeune Marocain, dresse le portrait de toute une génération d'adolescents arabes qui fréquentent la mosquée, sont sensibles à la beauté du Coran, mais profitent de leur temps libre pour boire une bière et mater les filles et rêvent d'émancipation, d'argent et d'Europe. Contradictions qui, conjuguées à la misère, semblent nourrir ce désir de changements sociaux et politiques générateur de ce qui fut nommé dans la presse occidentale le "printemps arabe". Et face à ces "révolutions" islamistes de Tunisie ou d'Égypte, à la montée de l'intégrisme dans l'ensemble du monde arabe, les effets de la crise économique font vaciller l'Europe, rejetant en marge sa jeunesse, générant pauvreté et manifestations des Indignés. Et si ce livre était celui d'une génération trahie, sacrifiée, également, d'une rive à l'autre de la Méditerranée ? Pourtant Lakhdar, tout à ses désirs de liberté, son amour,
ses doutes ou sa culpabilité, n'a suivi l'agitation du monde arabe qu'en
observateur distant et ne comprend pas plus la grève générale
qui bloque la capitale catalane. Comme un Candide moderne, il marche sur les
traces d'Ibn Battuta, grand voyageur arabe du XIV e siècle dont le seul
but était de parcourir le monde sans entraves. Un nomade amoureux des
livres et des mots, "seul endroit sur terre où il fasse bon vivre",
en décalage permanent avec ce qui l'entoure. Les personnages secondaires (amis d'enfance, islamistes, employeurs, marins,
étudiants) croisés par le protagoniste principal lors de ses pérégrinations
sont souvent aussi énigmatiques que lui, aussi perdus, et chaque étape
de la fuite vers Barcelone est l'occasion d'un tableau dynamique d'un milieu
social différent qui, de façon récurrente, illustre l'exploitation
des déshérités, des exilés, des simples, par ceux
qui détiennent le pouvoir, religieux ou économique. C'est un roman singulier que nous offre ici Mathias Énard : s'inscrire
dans la réalité immédiate (printemps arabe, mouvement des
Indignés, élection présidentielle en France) sans aucune
distance possible est un pari difficile. Mais c'est là qu'avec son personnage
principal "contemplatif " et décalé, l'appui qu'il prend
sur la trame du roman d'aventure, la délectation communicative qu'il
ressent en truffant le récit de références littéraires
et poétiques de la civilisation arabe classique, l'auteur transforme
son sujet en littérature et avec talent. Dominique Baillon-Lalande (28/10/12) |
Sommaire Lectures Éditions Actes Sud (Août 2012) 256 pages - 21,50 €
Bio-bibliographie de Mathias Énard sur Wikipédia Découvrir sur notre site un autre livre du même auteur : Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphant Prix Goncourt des lycéens 2010 |
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