Claire FERCAK

Rideau de verre



Il est question dans Rideau de verre, de l'abandon de la mère dont on ne saura rien, d'un père tortionnaire et déséquilibré, d'une enfant atteinte d’une maladie génétique mais fière de ses progrès scolaires qui subit, sans un cri, les maltraitances qui lui sont infligées. « Qu'est-ce qu'une petite fille ? Un poids mort, une poupée qui se laisse manipuler sans aucune injonction. » Le personnage du père est central car c'est lui qui porte la responsabilité des terreurs de l'enfant, « Répondre, elle ne pouvait pas. Trachée obstruée, impuissant, le thorax dévoré n'a pu innerver les cordes vocales. Fonctions verrouillées, parole engourdie, je me recroqueville et perds le rythme respiratoire dès qu'on s'approche de moi. », de son divorce avec son corps, de son exclusion de sa propre vie, de camisole chimique en séjours en hôpital psychiatrique. « Au centre de la vitre, une salissure, un poinçon, comme une cataracte : le père ». Face à cet ogre aimé et redouté, la narratrice s’est réfugiée derrière un "rideau de verre" qui l'isole autant qu'il la protège. « Une matinée sans importance, ça n’ira pas mieux demain. Je ne bouge pas, reste cloîtrée, tapie au fond de ma tête. » « Pour celui qui se trouve sous la cloche de verre, vide et figé comme un bébé mort, le monde lui-même n'est qu'un mauvais rêve. » (Sylvia Plath)

Dans un texte qui avance par sauts dans le temps mais sans chronologie, « J’ai cinq ans », « J’ai vingt-deux ans », « J’ai quatorze ans »... la narratrice tente de rassembler les morceaux pour effectuer une reconstruction, ou plutôt une reprise de possession, d’elle-même. « On ferait comme si cela n'était qu'un mauvais rêve. Un rêve de papier. Mais elle commençait à se souvenir. (...) Un mauvais rêve pour se remémorer. » Difficile entreprise de re-composition d'un ego désintégré. Entre délires, souvenirs, rêves, rencontres imaginaires, lectures, des bribes de vie prennent forme, difformes et troublantes. La narratrice décrit précisément les effets de la médicamentalisation, les séances de psychothérapie, les tentations suicidaire, « Tout je crois. Mais je suis nulle pour faire les nœuds coulants, elle avait essayé de se pendre mais je me suis défilée. Mon corps a refusé pourtant papa m’avait mise en garde Folle à six ans tu t’égorgeras à dix. Le corps possède plus d’un tour dans son sac, faut toujours se méfier, » la souffrance, l'univers de la folie.

Son itinéraire est accompagné par les fantômes de trois femmes écrivains, trois sœurs de psychose mortes pareillement en février, mois de sa naissance : Sylvia Plath, poétesse et romancière qui a mis fin à ses jours à trente ans au moment où son roman, La cloche de détresse, commençait à connaître le succès, Sarah Kane, grande dramaturge anglaise, morte jeune encore il y a une dizaine d’années, et enfin Virginia Woolf. « Ses refuges sont des mots, des chants d'amour d' une jeune fille folle nommée Sylvia , des psychoses de Sarah qui cessent à 4.48 et des ondes marines de Virginia. » Elle puise dans la lecture de leurs œuvres et leur étrange fréquentation l’énergie de la survie et parvient grâce à ces figures complices à retrouver des sensations, à les partager et à communiquer. Ces altérités contribuent à la richesse thématique du récit, à la dynamique de l’action et ménagent des portes d’entrée au monologue qui dépasse ainsi la stricte expérience individuelle pour s'ouvrir à une certaine universalité.

Dans la spirale du délire confus, intemporel, violent parfois, au cœur même du dénuement et de l'enfermement le plus total, la malade tente obstinément d'en neutraliser les effets par l'emploi de litanies incisives, d'autodérision et de digressions littéraires salvatrices. Victime de l'incompréhension et de la brutalité du père, la malade – qui se désigne alternativement par un "je", quand l'enfance lui revient, et par un "elle" pour l'adolescente absente et l'adulte distanciée qu'elle est devenue – doit inventer une langue pour être, dire son corps, son intellect, sa souffrance et à partir de ses mots/maux trouver le chemin d'elle-même et grandir. « Les mots sont de la chair, la mienne est douloureuse ».

Le récit construit, ou plutôt déconstruit, autour de sept jours de journal intime, incarne ainsi la matière même qu'il met en branle. « La violence est inscrite dans la mémoire de l’espace. Du corps. » A la fin de ce jeu de piste pour reconstituer une identité fracturée, une éclosion, timide, pourra laisser entrevoir un apaisement possible. « Il sera toujours celui qui la fait attendre et n'entend pas. Forte de souvenirs cruels elle n'a rien résolu, mais composé au mieux. Forte, elle cherche encore ce qu'elle pourrait lui dire. »

Claire Fercak restitue les émotions, les peurs, les espoirs de son personnage avec justesse et sensibilité. Dans chacune de ses phrases résonnent les souffrances de l'enfance, leur écho ravageur dans le présent, les pensées et les douleurs qui cisaillent l'esprit et le corps de la victime. Mais les mots ne sont pas là pour dire ou décrire, ils donnent un sens au désordre mental et libèrent l'identité emprisonnée.
Ce qui distingue cette poignante mise à nu des témoignages habituels sur la folie ou du récit clinique de cas, c'est son essence poétique et le poids que les mots mêmes prennent pour la narratrice. La description des symptômes, leur analyse, les moments de lucidité ou d'obscurité, tout est donné au lecteur sans aucune interprétation, sans pathos, comme un art brut littéraire. La structure morcelée du texte, comme lorsque des fractions de phrases en italique s’incrustent dans la phrase première, incarne le désordre intérieur mieux que tout commentaire, en intensifie la fragilité et l’émotion et, en le déstabilisant, prépare le lecteur lui-même à se laisser momentanément engloutir dans cet "ailleurs", à quitter le monde "normal" pour "ressentir avec" et non comprendre ou observer avec voyeurisme cet autre en souffrance. Sa forme originale, l'usage d'un langage travaillé, trituré, désarticulé, ses tendances à une certaine sophistication poétique font décoller ce texte intime, âpre et fulgurant lui conférant une identité troublante, singulière et une rare intensité.

Dominique Baillon-Lalande 
(25/11/07)    



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Editions Verticales

95 pages - 10,50 €









Claire Fercak,
née en 1982,
travaille dans une maison d’édition. Elle est aussi l'auteur de plusieurs livres pour la jeunesse.