Pierre FILOCHE

Je suis en deuil


La mère mourut et fut enterrée. C’était l’automne, les gens n’étaient plus bronzés. Il pleuvait. Peu, mais la terre était molle. Les hommes glissèrent en refermant le trou.

Elle vivait au bord de la Loire avec May, jeune sœur de Nicolas. Pas une mère qui laisse des regrets attendris mais une demi-folle qui terrorisait son monde et frappait trop souvent.

Mère crabe. Elle pinçait le matin. Le pouce, l’index. Et entre, la peau. Elle nous roulait de droite à gauche en modulant la pression. Cris et trépignements, pour enfoncer nos âmes dans l’enfer. Elle était la sorcière et le diable. Nous le méritions, nous vivions.
Ma mère ne jouait pas. (…) Pour jouer il faut respecter des règles et ma mère n’en avait pas. Ses cris et ses coups étaient imprévisibles, parfaitement aléatoires, ne répondant à aucune loi.

L’incendie qui ravage la maison familiale le soir de l’enterrement est-il vraiment accidentel ? Il est vrai que May, paumée qui s’exprime dans un franglais très personnel, un piège à petit gars des classes moyennes, s’émeut de tout mais n’a pas froid aux yeux, laisse traîner ses mégots mal éteints partout. Tous les deux, au matin, prennent donc la route à la dérobée pendant que les pompiers s’activent. May veut partir à la recherche de leur géniteur commun, celui qui les a abandonnés trop tôt pour qu’ils en aient le moindre souvenir, pour lui apprendre la nouvelle. Son frère, lui, restera à ses cotés dans sa quête à travers la France pour l’empêcher de se noyer toute dans ses délires, la protéger, mais son ressenti diffère quelque peu.

Je le tuerai. Ce sera facile, je plaiderai la légitime défense. Monsieur le juge, vous avez libéré le préfet Papon. Il est malade avez-vous dit. Moi j’ai tué mon géniteur, et je suis gravement malade.

Ce récit du deuil en cours, ce voyage de tristesse plein de rencontres inattendues et de cocasseries qui nous font sourire pourtant, cette errance de deux êtres en perdition, désemparés, que la mort a rapprochés, c’est Nicolas qui nous les livrera, par bribes, avec des pointes d’humour et une certaine brutalité ou vivacité qui vient animer cette drôle de cavale.

– Tout le monde baise, dit-elle tristement.
Je me mets à rire.
– Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre en attendant la fin du monde ?
– Je suis vierge.
Sa touffe était minuscule. Un point d'exclamation inquiet. Sa peau claire.
– Je vous attendais.
Je proteste avec nonchalance.
– Je ne suis pas au mieux.
– Je veux être une femme.
Ce n'était pas une question, je n'avais pas à répondre. Je suis resté interloqué, bouche ouverte, le sang à la tête. Elle ne s'intéressait pas à mes hésitations, ni à mes rêves. Nous nous croisions là, au point exact et brut du désir. J'aurais aimé lui montrer moins d'intérêt, ne pas profiter de l'occasion, en gros j'étais barbouillé par une culpabilité imbécile.
– Je suis en deuil.
– Condoléances... Déshabillez-vous...


Ce sera la petite musique de la vie qui finalement l'emportera.
Un court roman vif, drôle, terrible comme la vie pour dire la difficulté d’être soi, avec les autres, dans ce monde-là avec ses absurdités, sa vacuité et sa brutalité.

Regarde comment font les gens ! Ils vont pas bien et s’imaginent qu’en trouvant quelqu’un qui leur ressemble et en se démultipliant, tout va aller mieux ; Tu parles ! Ils filent leur mal à leur progéniture et au lieu d’avoir deux névrosés, tu en as quatre…il serait temps qu’on se rende compte que c’est une affaire sérieuse d’avoir un gosse…sinon on va se trouver avec des psychopathes à tous les coins de rues. (…)
– Pourquoi les gens font des enfants, Nicolas ? D’après toi ?
– Comme tous les êtres vivants je suppose, pour ne pas mourir.


Un récit inscrit dans ce siècle de violence et de guerre avec de brèves incursions de programmes et d’informations télévisés qui cisaillent le texte avec constance.
Des phrases souvent courtes et un style proche de l’oralité qui n’exclut pas certains glissements poétiques et permettent au texte de prendre son envol.

Personne ne savait qui avait déposé là sa graine d’animal. Terme employé une fois par ma mère. Le vent, avait dit May. Ou le soleil.

Le plaisir des mots, aussi, tout simplement, sensible.
Une histoire bien menée, des personnages attachants, du rythme, une écriture travaillée pour le deuxième roman de cette collection Tous les possibles aux éditions Après la lune.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/02/07)    



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Editions Après la lune
174 pages, 13 €