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Alain FINKIELKRAUT


Une cœur intelligent



Dans son dernier essai, Alain Finkielkraut nous ouvre les portes de sa bibliothèque et nous fait partager sa prédilection pour neuf romans marquants de la littérature occidentale : La Plaisanterie de Milan Kundera, Tout passe de Vassili Grossman, Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, Le Premier homme d’Albert Camus, La Tache de Philip Roth, Lord Jim de Joseph Conrad, Les Carnets du sous-sol de Fédor Dostoïevski, Washington Square de Henry James, et Le Festin de Babette de Karen Blixen. Point n’est besoin de partager l’immense culture de l’auteur pour apprécier ces analyses aussi justes que sensibles : qui ne connaît pas les œuvres dont elles traitent en suivra sans peine le cheminement, qui constitue la meilleure des introductions possibles à leur lecture, en éveillant l’envie de les découvrir.

Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est La Plaisanterie de Kundera qui ouvre Un Coeur intelligent. A plusieurs reprises, en effet, Alain Finkielkraut cite le romancier tchèque dont il partage les conceptions esthétiques, telles qu’elles s’expriment dans Le Rideau, Les Testaments trahis ou L’Art du roman. Comme lui, il estime que ce genre majeur de la littérature occidentale jette sur la condition humaine un éclairage qu’il est seul à pouvoir apporter, dans la mesure où, contrairement au discours philosophique dont les concepts sont trop tranchés, il en restitue l’ambiguïté fondamentale. Aux abstractions simplificatrices, à la « sentimentalité binaire » dont les idéologies se nourrissent, le roman oppose la complexité inépuisable des personnalités individuelles. C’est ainsi que dans Tout passe, Vassili Grossman se livre à une méditation sur les délateurs qu’Alain Finkielkraut qualifie de « désarmante ». « La morale élémentaire qui dicte notre jugement, remarque l’auteur d’Un Cœur intelligent, (…) réduit les individus à des échantillons. L’existence de chaque mouchard n’est que la traduction de son essence mouchardeuse. Entre ce qu’il est et qui il est, notre dégoût efface la différence. Grossman, qui n’est pas moins dégoûté, proteste pourtant contre cette oblitération. Il exhume infatigablement la différence enfouie sous la répugnance. Il dérobe obstinément l’existence au concept, il soustrait le particulier à la mainmise absolue du général. » Et si Grossman, en se livrant à cette « étourdissante typologie des Judas », ne les excuse pas pour autant, il donne à chacun « une biographie précise, des attributs concrets, une consistance propre. », rendant impossible ce manichéisme facile que « l’imagination du roman » tient en échec.

Ce refus des simplifications abusives qui caractérisent non seulement les totalitarismes du vingtième siècle mais aussi l’époque la plus contemporaine, irrigue tout le livre d’Alain Finkielkraut. Toujours avec Kundera, il dénonce les « agélastes », ces doctrinaires implacables qui criminalisent l’humour et brisent l'avenir de Ludvik, le héros de La Plaisanterie. Mais il ajoute que nos amuseurs, qui désignent régulièrement des boucs émissaires à l’hilarité publique, « ne sont pas les ennemis des agélastes mais leurs successeurs. » « Tandis que ceux-ci persécutent l’humour, ceux-là l’ensevelissent sous les tombereaux de leur hilarité perpétuelle. Le rire de l’humour dérègle les unions sacrées ; le rire des amuseurs désigne des victimes sacrificielles. Le premier défie la meute ; le second la déchaîne. Le premier est une modalité du doute tandis que les verdicts du second tombent en cascade. » Auparavant, il avait découvert avec Ludvik qu’« il n’y a pas d’union sans union sacrée et pas d’union sacrée sans victime expiatoire. Privée de l’aliment de la haine, la fraternité dépérirait : pour exister, elle a besoin de chair fraîche. »

Ce scepticisme trouve un écho chez Vassili Grossman, pour qui « le Bien n’est ni dans la nature ni dans l’histoire » Il n’en tombe pas pour autant dans le nihilisme puisque reste « la petite bonté », cette « poussée extraordinaire de la miséricorde au cœur de l’inhumain. » Et cette petite bonté « franchit la barrière des espèces » Elle « s’étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche brisée que le passant, s’arrêtant un instant, remet dans la bonne position pour qu’elle puisse cicatriser et revivre. » On comprend qu’Alain Finkielkraut adhère à cette morale de la compassion qui, fleurissant sur les décombres des idéologies, s’adresse à l’ensemble du monde vivant, comme le fait aussi Milan Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être. De même, il partage avec Sebastian Haffner son aversion de « l’encamaradement », cette « fraternité hilare », cette « tribalité du mal » qui peut autoriser toutes les barbaries et qui a « embringué la grande majorité de la jeunesse allemande dans l’apocalypse hitlérienne », tandis que déferlait « un grand rire avilissant et fusionnel ».

L’analyse se poursuit avec La Tache de Philip Roth, dont le héros, brillant universitaire, voit sa carrière brisée par une accusation de racisme aussi infondée que ridicule, qui néanmoins lui colle à la peau comme une nouvelle « lettre écarlate ». Ce dernier roman fournit l’occasion de dénoncer la tyrannie universelle de l’opinion, par laquelle « le poids du cliché s’abat sur la vie réelle ». L’opinion, elle aussi, mutile la complexité des êtres en leur imposant ses concepts simplificateurs. On découvre alors que si le dévoilement du réel est le propre du roman, la déformation que lui imposent les clichés est, elle aussi, d’essence narrative, donc littéraire : « Tout ce qui arrive nous parvient sous la forme de récits. Et ceux auxquels même les plus sophistiqués d’entre nous ajoutent foi, ceux que nous faisons spontanément pour mettre de l’ordre dans l’anarchie des événements, sont édifiants et rudimentaires. Nous sommes dès l’enfance des consommateurs insatiables et des producteurs incessants de fictions stéréotypées. » Le roman, lui, pour reprendre les mots de Kundera, «  déchire « le rideau magique tissé de légendes » suspendu devant le monde »

Le livre d’Alain Finkielkraut apporte un éclairage précieux tant sur l’œuvre de très grands romanciers que sur les convictions de l’essayiste. En faisant siennes les analyses des écrivains qui lui sont chers, celui-ci jette sur le monde contemporain un jour lucide. L’écriture, nerveuse et limpide, sert admirablement son propos.

Sylvie Huguet 
(05/10/09)    



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Stock / Flammarion

280 pages - 20 €