Filip FORGEAU

Chienne est la nuit des papillons



On glisse d’un mot à un autre, d’une expression à une autre, d’une émotion à une autre, on va des hommes tout en blanc aux idées toutes noires. Ce ne sont pas des mots-valises mais des pensées-valises.

On ne sait pas quel âge a le narrateur, on le traite comme un enfant de moins de quatre ans. Il est à l’Asile. On ne sait pas depuis combien de temps il est enfermé dans cette pièce toute blanche avec une petite table et une petite chaise toutes blanches. Cinq hommes tout en blanc viennent l’interroger, le tester. Le narrateur trouve qu’ils ressemblent soit au Père Noël soit à l’Ange Gabriel ou à un acteur…

Il s’invente une vie de trappeur. Il est là dans cette pièce toute blanche avec cinq hommes tout en blanc et il est aussi ailleurs sur son traîneau tiré par des chiens, à l’enterrement de son père quand il avait un peu plus de quatre ans. Il dérape, on dérape avec lui, on est emporté par la lecture, par la folie, on se demande souvent comment l’on a pu changer de mot, d’émotion, de personnage, de couleur…

On revient en arrière dans la lecture et l’on est toujours surpris, le glissement est magnifiquement réalisé et justifié. Une très belle écriture, chargée d’images et de sensibilité, nous entraîne inexorablement dans le maelström qu’est l’esprit de ce « je » auquel on s’attache très vite. « Car le dératisatueur n'était pas venu pour ça, mais pour mettre fin à mon existence. Moi, jusque-là, j'avais toujours été tenté d'exister. Par manque d'imagination. On disait "Tentative de suicide" en parlant d'un mec qui se rate, mais qui pouvait dire que ce n'était pas ses tentatives d'exister qui rythmaient sa mort lente plutôt que ses tentatives de mort sa vie laborieuse ? Moi, je crois que je faisais des tentatives pour exister. J'essayais, par tous les moyens. Enfin, je faisais ce que je pouvais. "On va tâcher moyen" (comme disait ma grand-mère). Et j'étais un tâcheron en matière d'existence. Mais c'était aussi un peu la faute au temps. Au temps qu'il faisait et au temps qui passait. Qui nous défaisait et nous dépassait. Au temps qu'il fallait pour essayer de se construire. Il y avait de ces moments-là où le temps était à tuer comme un chien. Une balle entre les deux yeux, histoire qu'il ne te regarde plus vieillir, qu'il ne soit plus le témoin silencieux de tes défaites. Le temps avait des faux airs de neutralité bienveillante qui m'exaspérait. »

Une fois le roman commencé, on n’arrive plus à le quitter, il est impossible d’abandonner le personnage seul avec sa désespérance : « Parmi mes traces, mes fragments, mes morceaux épars, mes ruines et mes espoirs, dans l’éternel chantier, sans cesse en destruction et en reconstruction, qu’était mon existence ». Mais le texte n’est pas morbide, il questionne sur la limite de la normalité et de la folie. Un voyage au cœur d’un esprit qui se livre sans pudeur.

Brigitte Aubonnet 
(07/02/07)    



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Ed. Le bruit des autres
240 pages, 17 €