Catherine FRADIER

La colère des enfants déchus



Deux journalistes d'investigation, Kara – Charpentée ou carrée selon les points de vue. On n'avait encore jamais tenté de l'agresser dans un parking souterrain, encore moins de lui tirer son sac. Dès la grande section de maternelle, elle avait entrepris de baffer les garçons qui embêtaient ses copines. (...) Les hommes fantasmaient sur son look GI qu'elle cultivait – et Quintilius – prénom donné au cinquième et dernier enfant de la famille Perrier par une mère professeur de grec et de latin –, ont tenté de mener une enquête sur la pédophilie. Mais ils n'étaient pas de taille à affronter des réseaux aussi efficacement organisés avec des ramifications multiples dans toutes les sphères du pouvoir, notamment politique et judiciaire. Ils avaient publié un livre dans lequel ils avaient investi toute leur énergie et leurs croyances, et qui, au bout du compte, s'était soldé par l'anéantissement de leurs illusions. Ils vivaient dans un monde symbolisé par huit lettres. No future. La machine à broyer les chevaliers avait eu raison de leur crédulité et de leur jeunesse, on ne jouait pas impunément dans la cour des pourris.
Leur entreprise, vouée dès le départ à l'échec, ne leur a valu à terme que des ennuis. Le livre, objet d'un lynchage médiatique bien mené, s'était vendu à quelques milliers d'exemplaires. Un des paradoxes de l'édition. Ses auteurs eux, furent traînés dans la boue et mis au ban de la profession, l'un relégué au télé-achat, l'autre contraint à changer de pseudo et de journaux pour survivre. Il ne leur restait plus qu'à se faire discrets et à oublier très vite cette enquête maudite.

Quand ils reçoivent à leurs domiciles, un article de journal relatant le décès apparemment accidentel d’un couvreur, ils s'interrogent mais ne font pas immédiatement le rapprochement avec ce mauvais souvenir. Il leur faudra creuser un peu pour découvrir que l'artisan avait été accusé de pédophilie avant d'avoir été innocenté par un non-lieu. Les coupures de presse se succèdent et les deux journalistes prennent peu à peu conscience que le lien invisible qui unit ces faits divers serait la violence sexuelle sur mineurs. Des enfants sont régulièrement victimes de sévices sexuels dans leurs familles, osent rarement porter plainte contre les leurs et, quand l'intolérable ne peut plus être tu, ils se retrouvent trop souvent renvoyés au rang des fabulateurs. D'autres « braves » anonymes, responsables de crimes sexuels domestiques impunis seront également victimes d'étranges meurtres en série déguisés en accidents.

Dans le même temps, ils apprennent que certains des personnages qu'ils dénonçaient dans leur ouvrage ont été retrouvés assassinés dans des conditions plus horribles les unes que les autres sous l’œil implacable d'une caméra. Les voilà rattrapés par leur sujet. Je ne voulais plus entendre parler de cette histoire, mais on est venu me chercher. Et je vais vous dire une chose, capitaine. Le tueur peut démolir mes personnages un à un jusqu'au dernier chapitre, c'est bien fait pour leur gueule. Rien n'a été fait contre ces ordures, alors que Dark Vador, Lagardère ou les Inuits décident de s'en charger, je m'en bats les ovaires, réplique Kara. Mais Quint, bafoué et désireux de réhabilitation, ne lâchera pas et nos deux héros, aidés par deux policiers d'Interpol très spéciaux qui oeuvrent dans l'ombre, vont devoir se lancer à nouveau dans une enquête qui les conduira aux portes de l'enfer. Comme elle, il avait vu. Des bébés, des enfants, violés, déchirés, écartelés, dépecés vivants devant l'objectif des caméras, des centaines de caméras, autant de films qui alimentaient un marché destiné à des pervers. Il fallait que cela cesse. A n'importe quel prix. Il leur faudra remonter la piste jusqu'à ces étranges justiciers qui marquent leur vengeance avec les artifices des Jedi et de Dark Vador en référence à la saga « Star Wars ».

Un roman noir, très noir, divisé en trois parties.
Un démarrage effrayant qui nous plonge en direct dans l'univers de la pédocriminalité, avec l'enlèvement du petit Romain, pour en faire un objet de plaisir et d'excitation et permettre à des malades d'assouvir leurs bas instincts. A l'heure du web et de la mondialisation, leurs exactions immondes sont filmées en direct, les images diffusées, et l'horreur même devient source de profits financiers. Les petites victimes, elles, violentées, torturées à mort, sont jetées après usage. Ce premier chapitre est un vrai coup de poing, fulgurant, violent.
Ensuite, sans rapport évident avec ce meurtre pédophile, l'intrigue proprement dite commence avec l'enquête menée par le couple de journalistes sur les décès apparemment accidentels relatés par la presse. A partir de là, le lecteur, tenu en haleine par le développement classique et efficace du thriller au service de la recherche du (ou des) coupable(s), retrouve ses repères et peut distancier avec le K.-O. initial. Dans cette partie, l'alternance entre les tableaux d'une violence quasi insoutenable des règlements de comptes, sur lesquels l'auteur ne s'appesantit jamais et le suivi du déroulement de l'enquête, ménage des plages d'accalmie suffisantes pour permettre au lecteur de continuer cette plongée dans l'indicible sans se sentir lui-même agressé.
Enfin, un rebondissement final en feu d'artifice viendra conclure cette affaire.

Je recueille des faits divers depuis 1994. J'en ai lu des comptes rendus d'audience. (...) Je n’ai rien lu de plus abject et de plus monstrueux que les essais de ces journalistes qui se sont penchés sur le sujet très douloureux des enfants enlevés, exploités, abusés, torturés, violés. L’impensable existe, je peux te l’assurer. (...) C’est un sujet qui m’a rendue haineuse envers tous ces salopards qui flinguent des mômes et le sort que je leur ai réservé n’est pas des plus enviables, révèle l'auteur dans un interview.

Sur un sujet aussi délicat, on pouvait craindre le pire, un roman scabreux ou un pamphlet moraliste. Or, le talent de l'auteur est d'avoir réussi sur ce thème quasi tabou une véritable histoire, un authentique roman noir avec un scénario bien construit, un style vif et un rythme trépidant.

L’auteur nous invite à aller voir au-delà du sensationnel que les médias peuvent exploiter, dans les soirées de la haute société, aux confins des réseaux structurés, au cœur des familles où se cache l'inceste. Certes, on est pris à la gorge par certaines scènes, on se prend à douter que tant d'horreurs soit possibles, on frôle la nausée mais la noirceur absolue n’y est pas une posture provocatrice. L'auteur qui, dans ses différents jobs alimentaires, a été flic et surveillante de nuit dans un foyer de la Sauvegarde de l'enfance pendant trois ans, sait de quoi elle parle. Si ce récit est dérangeant, c'est que la réalité qu'il dénonce est brutale et odieuse mais Catherine Fradier sait rester sensible et respectueuse de la dignité et de l'intégrité des victimes et ne positionne jamais le lecteur comme voyeur.

Si raconter, expliquer, dénoncer devient une forme de combat (C. F.), l'auteur parvient sous couvert d'une véritable fiction à partager sa révolte et son dégoût sans tomber dans le réquisitoire ou la démonstration édifiante.
Ce polar, dénonciation sous forme de traque, devient vite palpitant. On s'accroche. On frémit. Le croisement avec les personnages fantastiques de Star Wars, qui représentent une forme d'universalité dans le combat du bien et du mal, introduit une dose bienvenue de fantaisie dans cet univers douloureux, violent et perturbant. L'humour salvateur de certaines répliques permet également au lecteur les respirations nécessaires à la poursuite de sa lecture.

C’est un roman qui fait froid dans le dos, qui émeut et qui marque. Une lecture qui dérange et fait naître parfois le malaise pour briser l'indifférence. Il est important, pour les dénoncer et les combattre, de savoir que les tortures et les viols d’enfants ne se déroulent pas sur une autre planète mais bien à notre porte.
Un livre terrible et passionnant dont on ne sort pas indemne.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/07/07)    



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Noir & polar








Editions Après la Lune

Coll. "Lunes blafardes"
315 pages - 10 €


Ce livre a obtenu
le Grand Prix
de Littérature Policière

et le prix
Sang d'encre



http://apreslalune.free.fr

Née en 1958, Catherine Fradier a publié chez Baleine Les carnassières (Canaille Revolver) et Un poison nommé Rwanda (Le Poulpe), aux éditions Jotim Le bâton de Sobek et A l’ombre de l’aqueduc ainsi que le 3e épisode de la série Moulard (Pas de caviar pour Moulard).
Catherine Fradier a aussi publié Camino 999 dans la collection "Lunes blafardes".