Olivier, écrivain et éditeur, et sa femme ont déjà
deux garçons. La famille devrait bientôt s'agrandir de jumeaux
prévus pour septembre. On est en mai et toute la petite famille va à
Saint-Malo au festival Étonnants Voyageurs. Le lundi, après avoir
ramené femme et enfants au bercail près de Dieppe, le mari repart
pour son bureau parisien. C'est alors que tout déraille. Un appel de
la belle famille l'informe que Camille accouche mais quand il parvient auprès
d'elle c'est pour apprendre que Gaston, premier né, a été
transféré d'urgence au CHU de Rouen en réanimation et que
le second, Arthur, n'a pas survécu, condamné à être
pour toujours l'enfant des limbes.
Le père regrettant d'avoir peut-être égoïstement hâté
l'accouchement par cette escapade littéraire en Bretagne, d'avoir été
absent auprès de sa compagne en ce moment difficile, est envahi par un
sentiment de culpabilité. N'a-t-il pas donné trop de place dans
sa vie à la littérature et à son travail d'éditeur
au détriment de sa famille ?
Pour lui, voici venu le temps des allers-retours : accepter la mort et s'occuper
de la crémation d'Arthur tout en veillant journellement le survivant
précaire, cet "oisillon bleuté tombé du nid"
de 26 semaines qui se bat pour vivre, pour qui chaque gramme gagné est
une victoire. Le père, écrasé par son impuissance, hésite
encore à appeler par son prénom un être qui peut s'étouffer
à chaque instant, mais pris au piège du rythme des saturations
et désaturations du nourrisson couvé "dans un caisson
en plastique, une isolette, avec un bonnet blanc, un tube dans la bouche, le
corps recouvert de sondes, de perfusions", il finit par se solidariser
avec la lutte du petit survivant pour la vie. Assez pour pouvoir presque partager
l'espoir insensé et la conviction infatigable qui anime la mère
bloquée à la clinique par sa césarienne.
Chaque jour, dans la cour du CHU, il croise la statue de Flaubert, les bras
croisés sur une longue redingote. De quoi lui rappeler que ce fils de
chirurgien chef qui fut pour le narrateur un "phare dans la nuit d'une
jeunesse provinciale", avait, à son âge actuel, déjà
publié sa Bovary, achevé Salammbô et élaborait
le plan de L'Education sentimentale. Il sait aussi que le maître
s'était juré de n'être jamais mari ni père pour mieux
se consacrer à son uvre, avait sacrifié son amour pour Louise
Colet à la littérature, n'avait pour enfants que ses livres. Cela
le trouble. A-t-on le droit de refuser d'être père de famille pour
tout donner à son art quand on n'a pas la carrure littéraire d'un
Flaubert ? "Pour la plupart d'entre nous, la procréation est
la seule création" se dit le narrateur au chevet de son fils
mais peut-on réussir à la fois sa vie de père et celle
d'écrivain ?
De ses lectures flaubertiennes, Olivier a gardé l'admiration pour le
style ciselé et brillant du géant mais aussi une fascination pour
l'ambivalence qui le caractérisait : l'être sensible et l'égoïste,
le bourgeois et l'anarchiste, le nomade et le sédentaire, l'Oriental
et le Normand. Mais cette immersion biographique et littéraire de ce
fils de capitaine au long cours, tour à tour globe-trotter et reporter,
qui perçoit sa vie comme "une succession d'amarres larguées",
cet écrivain normand converti en éditeur parisien, cet homme qui
a choisi d'être aussi époux et père, à un moment
où il se sent fragilisé par le sort, le déstabilise et
l'amène à pousser encore plus loin l'investigation croisée
jusqu'à mettre ses pas dans ceux de l'illustre, de Croiset à la
Bretagne.
Le livre se termine par un signe d'espoir et de réconciliation : Gaston
a aujourd'hui cinq ans et ne souffre d'aucune séquelle de sa prématurité.
Quand un dimanche le narrateur l'emmène avec ses deux frères visiter
la maison de Flaubert, il entend le miraculé lui dire au retour : "Papa,
elle est chouette, la cabane de Flaubert !". Gaston et Gustave réunis
au-delà du temps.
Le lecteur devine vite que ce récit, qui mêle le récit intime
et l'essai littéraire, est "écrit dans l'urgence et sous
perfusion". Mais si le narrateur ne peut se déprendre de l'obsession
de dire sa douleur et ses angoisses, tous ces états à travers
lesquels il passe (l'abattement ou la colère, la culpabilité,
la soumission ou la révolte, l'envie de se taire ou le besoin de hurler,
mais aussi l'espoir fou que Gaston gagne le combat acharné qu'il mène
contre la mort) sont décrits certes de façon extrêmement
sensible mais aussi avec une constante retenue, une pudeur qui rend le récit
bouleversant.
En contrepoint à ces jours de souffrance restitués dans leur
âpre vérité, le père convoque la figure de Flaubert,
son voisin normand, dans un va-et-vient magistral entre drame et évocations
littéraires. Que Flaubert soit ici son mauvais génie ou son sauveur,
l'amour de la littérature et l'admiration pour le maître s'avère
un antidote au désespoir.
Olivier Frébourg n'est pas le premier auteur à dire la difficulté
des écrivains à donner vie à autre chose qu'à leur
propre existence mais la manière dont il convoque Flaubert au secours
de son propre itinéraire d'écriture - pour l'aider aussi à
construire ce tombeau de papier qu'il offre à l'enfant des limbes, le
message d'amour qu'il adresse au survivant - est originale et percutante.
Un récit (roman ?) magistral dont on ne saurait dire du cheminement avec
l'illustrissime Rouennais ou de celui du père meurtri, lequel prend le
pas sur l'autre.
Un livre personnel, intelligent et touchant.
Dominique Baillon-Lalande
(02/03/12)