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Claudie GALLAY

Les déferlantes



Cela commence à La Hague, en pointe du Cotentin, par une tempête, une vraie, impressionnante, furieuse, comme celle qui trente ans plus tôt avait emporté toute une famille. Cette terre peu habitée, presque hostile, ce pays façonné par le vent où les désirs sont mis à vif, est sauvage à l'extrême, violente et singulière.
« Des gens sont passés ici, certains auraient aimé rester mais La Hague les a vomis. D'autres La Hague les a pris. Des années après ils sont toujours là, sans qu'ils puissent expliquer pourquoi. »
Dans ce port où erre une truie en quête de restes de nourriture, dans ce village constitué de quelques maisons, Jacques Prévert, seule gloire locale, a vécu ses dernières années. Il hante encore, parfois, le bar, la grève et les mémoires. La narratrice, quadragénaire habitée par un insondable chagrin dû au décès de son époux, est arrivée à l’automne. Pour « apprendre à gommer », fuir les souvenirs et la dépression, elle a quitté Avignon et l'université où elle enseignait la biologie pour compter les oiseaux protégés de ce bout de littoral, étudier le comportement des cormorans et des migrateurs, surveiller les œufs et les nids dans les falaises, rédiger des rapports pour le Centre ornithologique de Caen.
Sillonner la lande, s'asseoir parfois sur un rocher pour dessiner sur son carnet l'oiseau sentinelle, l'aigrette, le pluvier, le goéland argenté, le faucon crécerelle, le traquet motteux ou le pipit farlouse, crier dans le vent du haut des falaises son amour disparu, la tient en vie.

Elle loge à la Griffue, dans cette maison du bout de route, posée au milieu de l’eau au gré du vent et de la force des vagues, qu'elle partage avec Raphaël, peintre, sculpteur, uni par une tendresse et une complicité d'amant à sa jeune sœur Morgane, sirène qui tresse à ses heures perdues des couronnes pour les morts. Comme les oiseaux migrateurs, ceux-là sont des nomades de passage au village.

Dans le café d'en face, derrière son comptoir, il y a Lili, sa détresse, ses non-dits, ses rancunes qui se devinent. « Quand Lili est née, Théo était de garde au phare. (...) Certains disent que pour la naissance d'un veau il serait revenu mais pas pour sa gosse. » Sa mère, coincée dans son fauteuil, son sac sur le ventre, « avec son amour de vieille qui lui suinte encore des yeux » et sa haine pour Nan, sa rivale à demi folle, au bord des lèvres, ne bouge pas. Comme tous les autres, par ennui autant que par habitude, Monsieur Anselme, collectionneur obsessionnel de tout ce qui se rapporte à Prévert dont l'ombre court comme un fil tout au long du roman avec son poème du gardien de phare en musique de fond, vient là discuter, exister. Max, l'homme simple du village, lui, nettoie les tombes et vole les fleurs déposées là et n’en finit pas de retaper la Marie-salope en rêvant du grand large et du requin-taupe qu’il rapportera à la belle Morgane, dans l'espoir de la séduire. Ce bout du monde est presque un huis clos avec ses habitants taiseux, farouches, repliés sur leurs secrets mais aussi par la mer, cette amante qui prend et ne rend jamais, par ce vent et cette solitude qui rendent fou.

Au cœur de la tempête, la narratrice voit pour la première fois Lambert revenu après quarante années d'absence vendre la maison familiale. Cet homme l’attire et l’intrigue. Son arrivée paraît perturber profondément la quiétude des habitants, réveiller des fantômes, déclencher des faits en apparence anodins comme la disparition d’une vieille photo ou la réapparition de vieux jouets d’enfant. Pour tenter de lutter contre le manque, le vide, le chagrin, l'ornithologue se lance alors dans une étrange enquête sur ce passé que tous taisent et qui semble les lier inextricablement. Pourquoi la vieille Nan à la chevelure de neige qui hante le rivage chaque soir de tempête prend-elle Lambert pour un certain Michel ? Que cherche cet homme sur ces lieux de son enfance ? De quelles réponses ou quel coupable est-t-il en quête ? Quel rôle Théo, père de Lili, incarnation du gardien de phare amoureux des oiseaux de Jacques Prévert, réfugié depuis sa retraite dans une maison isolée avec ses chats, tient-il dans ce drame ? La narratrice, peut-être parce qu’elle les a apprivoisés depuis six mois mais n’est pas vraiment des leurs, parvient à délier les langues et à reconstituer au fil de l'histoire le puzzle du passé.

La chronique de cette presqu’île se déroule à la saison où les oiseaux migrateurs se réfugient pour pondre et couver, au rythme des marées. Les lieux existent très fort, nature et hommes se mêlent, s'opposent et se cherchent sans fin. Claudie Gallay fait ressentir plus qu'elle ne décrit vraiment et on est submergé par la musique omniprésente de la mer, par un goût entêtant de l'iode, par la violence du vent qui balaye tout sur son passage et assèche les lèvres.
« C'est une histoire de peau, La Hague. Une histoire de sens. »
Les pages de grande houle alternent avec les accalmies, la respiration du texte est celle de l’océan. L'écriture claque et l'on se trouve physiquement au cœur d'une histoire de silence et de fracas maritimes ou intérieurs. Les paysages, falaises et landes, ont leur vie propre et participent à celle de ces personnages de peu, abîmés, perdus, qui croisent leur solitude sans jamais se confier ou s'épancher. Les propos vont droit à l’essentiel parce qu'ici on ne parle pas pour ne rien dire.
Claudie Gallay parvient à restituer avec force la douleur du deuil, la difficulté de vivre, de créer, de communiquer et de comprendre. Comment survivre à la disparition des siens ? Comment avouer l’inavouable ? Beaucoup de choses passent par les regards, par les gestes. Les sentiments en retenue, les non-dits renforcent l’intensité du récit et les personnages n’en sont que plus fascinants. On est immergé dans une atmosphère dense et singulière où pèsent la mort et le secret. Pourtant, au bar, chez Théo, à la Griffue, parfois, émergent, comme des joyaux, de purs moments de chaleur humaine.

Dès les premiers mots, les personnages vous prennent dans leurs filets. La narratrice va tisser sa toile, remonter le fil de l'histoire, d'observations en questionnements. Contradictions, secrets, énigmes mettent le lecteur sous tension comme dans un polar. Mais au-delà de son enquête sur ce petit monde et les événements qui ont bouleversé leur vie, c'est sur sa propre identité et la force du temps que l'héroïne sera amenée à s'interroger.

Malgré ses 500 pages, le livre d'une construction aérée, riche en personnages et en surprises, avec ses scènes brèves, ses phrases courtes, son style limpide et poétique nourri par de nombreux dialogues, happe très vite le lecteur pour ne plus le lâcher. Le rebondissement final concernant le frère m'a paru peu crédible et d'un mysticisme décalé par rapport à l'ensemble mais qu'importe. On se trouve ici devant un roman sensuel et mystérieux qui remue et fascine par la force des émotions, des personnages et des mots et procure au lecteur une vraie bouffée d'air marin.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/07/08)    



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Lectures









Editions du Rouergue

Collection La Brune
522 pages - 21,50 €



Grand prix des lectrices
de "Elle" 2009









Claudie gallay
,
née en 1961,
vit dans le Vaucluse.
Les déferlantes
est son cinquième roman.
Les trois précédents
ont été repris en Babel.