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Anne-Marie GARAT

Dans la main du diable


L’action commence à Paris, à la fin de l’été 1913 : Agota Kertész et sa nièce Gabrielle Demachy, toutes deux d’origine hongroise, sont convoquées au ministère de la Guerre, où un officier leur notifie qu’Endre Luckàcz, le fils de la première, dont elles sont sans nouvelle depuis des années, est mort en Birmanie. Gabrielle, qui aime son cousin depuis l’adolescence, veut à tout prix éclaircir les circonstances mystérieuses qui entourent son décès. Elle est contactée par Michel Terrier, un employé apparemment falot du ministère, qui lui apprend que le docteur Pierre Galay, chercheur en bactériologie et membre de la riche famille Bertin-Galay, a vraisemblablement connu Endre et pourrait détenir les informations qu’elle recherche. Mais, ajoute-t-il, Pierre Galay est un personnage douteux, jadis éclaboussé par un scandale, qu’il lui faudra approcher sans révéler son identité ni ses motivations. Audacieuse et déterminée, la jeune femme se fait engager comme institutrice auprès de la fille du docteur. Elle ignore que sous ses airs de soupirant transi, Terrier est en fait un redoutable agent de renseignement, dénué de tout scrupule, qui veut se servir d’elle comme d’un pion pour arracher à Pierre des secrets scientifiques qui intéressent la défense nationale.

Ainsi débute Dans la main du diable, qui renoue superbement avec la grande tradition romanesque du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième. On y trouve un arrière-plan social brossé avec réalisme, des personnages fortement campés, une intrigue complexe dont les rebondissements tiennent le lecteur en haleine. Sur le plan social, l’attention se concentre surtout sur la bourgeoisie, incarnée par les Bertin-Galay, dont la fortune repose sur la biscuiterie. Cadre de vie, réflexes de classe, conflits larvés, délitement intime d’une famille dont les membres ne sont unis que par les intérêts financiers et le souci de sauver la face, rien n’échappe au regard de la romancière. Elle s’attache aussi à leur domesticité, et ne néglige pas non plus le petit peuple, celui des ouvriers qui travaillent dans la fabrique familiale et que l’achat de machines précipite dans une grève dure, parce qu’ils redoutent des licenciements en masse. Anne-Marie Garat ne cache pas le sort misérable de ces travailleurs exploités, et nous fait percevoir l’instabilité sociopolitique de l’époque. Avec le jeune Marcus, elle nous fait même pénétrer dans les cercles anarchistes, et assister à la « semaine rouge », cette insurrection populaire qui a ensanglanté l’Italie.

Les personnages ont une très forte présence, un caractère fouillé qui leur donne profondeur et relief. Les plus secondaires d’entre eux possèdent un visage et une individualité qui retiennent l’attention du lecteur. Les autres ont une épaisseur humaine qui se révèle jusque dans les zones d’ombre que l’on devine en eux. Il y a Dora, la plus chère amie de Gabrielle, affranchie et volontaire, qui vit de ses talents de pianiste, fréquente les milieux artistes et ne cache pas son goût pour les femmes. Terrier, bête de proie implacable qui se venge de son enfance humiliée et dont l’extrême maîtrise n’étouffe pas les tendances sadiques. Madame Mathilde, la matriarche de la famille Bertin-Galay, qui dirige l’usine d’une main de fer, échappant ainsi à la sujétion dans laquelle l’époque maintient les femmes. Sujétion que ne supporte pas non plus sa fille Sophie, accablée de maternités et mariée sans amour à un homme vulgaire et coureur.

Mais le lecteur s’attache surtout au couple que vont former bientôt Pierre et Gabrielle. Intelligente, courageuse, profondément loyale, la jeune femme trouve chez ce chercheur entièrement voué à son travail une exigence morale voisine de la sienne. Habités par une méfiance réciproque, jaloux de leur indépendance et soucieux de n’appartenir qu’à eux-mêmes, tous deux luttent vainement contre leur attirance mutuelle, d’autant que s’interpose entre eux, lien et obstacle à la fois, le souvenir d’Endre, cet ange ténébreux qu’ils ont aimé l’un et l’autre, elle de son premier amour d’adolescente, lui d’une amitié ardente et trouble. Avec une minutie quasi proustienne, l’auteur analyse la confusion des sentiments qui les attachent l’un à l’autre, la force du désir qui les rapproche, les complexités des sens et du cœur : « Qui était-il donc, Endre Luckàcz, pour prendre et rendre si peu ? Pour qu’à tant d’années de distance, ils en fussent, elle et lui, à commettre ces folies à cause de lui, à se combattre en son nom, au lieu de trouver la paix ? Qui étreignait-il, cette nuit, dans l’obscurité, qui possédait-il dans le spasme d’un plaisir qu’il n’avait eu d’aucune autre ? La jeune femme qui, en face de lui, les yeux étincelants de larmes, offrait son visage nu, dévasté de chagrin, ou bien à travers elle, l’autre, le fantôme du mort qui voulait si voluptueusement sa mort, qui les quittait sans retour ? »

Ces personnages sont engagés dans une action qui les dépasse, et dont l’intrigue, très habilement menée, dévoile peu à peu toutes ses implications. Avec un vrai sens du suspense, l’auteur sème au fil des pages des éléments qui trouvent peu à peu leur cohérence, et permettent de révéler une machination monstrueuse, conçue par un groupe d’officiers qui veulent doter l’armée d’armes chimiques et bactériologiques prohibées par les conventions internationales et d’une dangerosité inouïe. Le roman s’achève sur la déclaration de guerre, qui va emporter les destins individuels dans le tourbillon du destin collectif, fracasser les projets d’avenir et soumettre à l’Histoire l'aventure de chacun.

Enfin, le livre envoûte grâce à une écriture très littéraire, qui n’hésite pas à dérouler les volutes de longues phrases irisées de multiples sensations. La nature constamment présente, puisque une grand partie de l’histoire se déroule dans la propriété campagnarde du Mesnil, y chatoie de toutes ses séductions : « Sous la treille de rosiers et de glycines courant d’un bord à l’autre des verrières, elles se retrouvèrent enfin seules. Le soleil avait tourné, avec cette douceur amoindrie de septembre. Le gravier chauffé tout le matin donnait encore l’illusion de la touffeur des jours d’été, et dans l’air flottait le lourd et persistant parfum sucré des roses. »

On s’immerge avec un bonheur sans mélange dans ce très long roman, que l’on ne quitte qu’avec nostalgie, et qui laisse au lecteur la marque qu’impriment seules les œuvres littéraires de premier plan.

Sylvie Huguet 
(21/03/09)    



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Lectures










Editions Actes Sud

Collection Babel
1288 pages - 12,50 €









Anne-Marie Garat,
née en 1946 à Bordeaux,
a écrit de nombreux romans, essais, nouvelles, textes sur des photos
ou sur le cinéma.
Elle a obtenu plusieurs
prix littéraires dont
le Femina pour Aden.


Pour visiter son site :
anne-marie-garat.com




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