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Adrien GOETZ


Le coiffeur de Chateaubriand



En 1840, Adolphe Pâques est un jeune coiffeur. Son talent lui vaut d'entrer au service de François-René de Chateaubriand, le grand écrivain, l'ancien ministre, l'homme le plus célèbre d'Europe alors qu'il est en train d'écrire ce qui sera les Mémoires d'outre-tombe. La lecture publique de la première partie en avait été donnée chez son amie Madame Récamier en 1834 et l'avancement du projet agite alors beaucoup le monde littéraire. Par besoin, l'écrivain a dû céder par anticipation les droits de publication de « son monument », de « son arme contre la mort » comme il le dit à Adolphe, à une société de souscripteurs qui s'impatiente et menace de les revendre à Girardin, pour une publication en feuilleton. L'homme se devait donc de soigner son image. Satisfait de son célèbre portrait présenté par Girodet au salon de 1810 – le visage bruni par le soleil d’Orient, cheveux au vent et main sur le cœur dans les ruines de Rome – l'auteur s'efforce inlassablement d'y ressembler quand bien même l'âge le trahit en clairsemant quelque peu sa chevelure.

Tandis qu'Adolphe Pâques sculpte donc à Chateaubriand l'immortelle coiffure des "orages désirés", l'auteur teste régulièrement sur lui ses dernières pages, en faisant de lui « le témoin fidèle de ses essais et de ses trouvailles », « le complice de ses dernières terreurs ». Le petit coiffeur devenu l'oreille du maître tient aussi auprès de lui le rôle d'« informateur et d'espion du grand monde où il n'allait déjà plus. » Madame de Chateaubriand apprécie également ce coiffeur qui « ne laisse pas un seul cheveu sur ses tapis ». Déclarant même à son époux : « Vous savez, François, je l'aime bien notre Adolphe. [...]. Et puis Adolphe, c'est un joli prénom. Un prénom doux. On n'imagine pas un tyran ou un dictateur s'appelant Adolphe. Un dictateur c'est Sylla, c'est César, c'est... ». Le jeune homme se voit ainsi expliquer un jour par la dévote maitresse de maison que « le nerf de la gloire, pour la génération de M. de Chateaubriand, ce fut la guillotine, qui a "ruiné toutes nos vieilleries", dit-elle – les croisades, les seigneuries, la vie de château, la spéculation sur le bois d’ébène. (...) Vous êtes trop jeune pour avoir vu marcher la guillotine, Adolphe. Nos cousins sont tous tombés, mon beau-frère mort, ma belle-sœur, morte, leurs enfants, morts. Grâce au ciel, dans ce massacre des nôtres, nous avons perdu jusqu'au dernier sou l'argent gagné au siècle dernier. Le peu que nous avons aujourd'hui c'est au service du roi que nous le devons et aux livres soporifiques de M. de Chateaubriand. Cela nous autorise à vivre sans avoir besoin de s'inventer des légendes, sans martyriser les Africains, sans trucider les enturbannés, sans abrutir nos paysans bretons, et à soigner mes pensionnaires de l'infirmerie Marie-Thérèse [...]. Même au moment le plus difficile, jamais M. de Chateaubriand ne m'a rien refusé pour nos orphelines, nos malades [...]. Il se souvient d'avoir été pauvre. Voyez-vous, c'est la guillotine qui nous a sauvés de Combourg, du ridicule de la richesse, des prétentions et des chimères. » Une vision inattendue de l'histoire familiale du grand homme...

Mais Adolphe Pâques est un personnage plus complexe qu'il n'y paraît et se livre à d'obscures bizarreries : le figaro récupère dans une ancienne boîte à gants d'acajou avec fétichisme toutes les mèches de ce client auquel il voue une admiration sans bornes pour les enfermer ensuite dans une mystérieuse armoire. En outre, ce modeste coiffeur avoue être, en secret, un « furieux de lecture » qui possède la particularité de pouvoir mémoriser des pages entières des livres qu’il lit, en particulier ceux du prestigieux auteur. « Il y avait deux hommes en moi, et je ne l'avais pas compris. Le bon M. Pâques, le coiffeur bien coiffé, le bonhomme dont on se moque et que ses amis imitent au diner mensuel des grands coiffeurs. Et un autre, qui existait aussi et que je ne voyais pas quand je me regardais dans la glace. Un Adolphe Pâques qui n'avait pas mon visage, pas ma stature, qui ne me ressemblait pas, mais qui était moi, aussi : celui qui lisait à haute voix les pages de M. de Chateaubriand. Celui qui aurait voulu aller aux Amériques, à Jérusalem et aux Indes, celui qui aurait aimé écrire. »

Ce qui amène notre fou de littérature, devenu plus intime avec le maître que ses propres secrétaires particuliers Pilorge et Daniélo, sitôt regagné son domicile, à recopier les passages entiers lus par l'artiste et infailliblement retenus. De quoi accroître avec une frénésie pathologique sa collection mais aussi reconstituer le manuscrit pour Girardin, prêt à payer largement tout intermédiaire lui fournissant le trésor tant attendu.

Dans son armoire à trésors, entre pages consciencieusement retranscrites et mèches volées, se trouve également un cadeau offert par Chateaubriand en signe de reconnaissance : une gravure représentant la tombe que le vieil homme s'est prévue sur l'île du Grand-Bé, à Saint-Malo.

Mais une tierce personne va bouleverser l’harmonie régnant entre les deux hommes : Sophie, une admiratrice de Saint-Malo avec laquelle Chateaubriand entretient une relation épistolaire régulière. Lors de sa visite au maître, la jeune femme logée par souci des convenances chez le couple Pâques, s'avère être aussi une superbe mulâtre originaire de Saint-Domingue. Originale, intelligente et libre, la jeune femme parviendra à éveiller l’ardeur amoureuse du vieil écrivain mais aussi à envoûter le romantique coiffeur, pourtant époux modèle, par des séances de récitations partagées des textes qui leurs sont chers à tous deux. « Elle avait le même ton que les phrases de Chateaubriand. Elle me faisait lever la tête. Mieux que la meilleure des interprètes, des comédiennes, des lectrices. Un don naturel, une voix que j'entendis aux premiers mots. C'est ce que j'aimais tout de suite en elle. Elle parlait à mon double. Elle me voyait comme moi-même je n'avais pas osé me voir, et depuis qu'elle me voyait ainsi, j'existais. » Quand Chateaubriand emmène la belle à Venise (ou leur départ simultané relèverait-il du pur hasard ?), cela déclenche chez le coiffeur des flots de jalousie et de haine incontrôlables. « J'ai aimé monsieur de Chateaubriand, j'ai aimé ses livres, j'ai voulu me dévouer à sa gloire, même malgré lui. J'ai été amoureux aussi (…) Sophie est la seule femme que j'ai aimée. Il me l'a prise alors qu'il avait déjà un pied dans le tombeau. (…) J'ai voulu le tuer. Je l'ai haï. » Au point d'aller dans une armurerie acheter un des premiers fusils à réserve d'air qui en fait un silencieux...

Si, comme la postérité nous le confirme, par maladresse ou crainte de l'échafaud, Adolphe ne passe pas aux actes, la relation de complicité entre les deux hommes s'en trouvera à jamais entachée. Ce qui n'empêchera nullement le collectionneur maniaque de confectionner, à partir des mèches récupérées au fil des années chez l'artiste, deux étranges tableaux. Il ne résistera pas non plus à l'envie d'écrire ses propres mémoires sous prétexte officiel de confesser ses égarements à ses deux fils mais plus probablement pour bénéficier rétroactivement des embruns de la gloire du grand homme.

Toute l’intrigue autour du manuscrit des Mémoires d’outre-tombe est véridique. En 1836, le grand écrivain vendit effectivement ses mémoires à une société d’actionnaires en échange d’une pension viagère en stipulant que son ouvrage devrait, d'où son titre, être publié de façon posthume. Mais, à la grande fureur du maître, devant sa longévité ceux-ci cédèrent le contrat à La Presse pour une parution en feuilleton. Ironie du sort, quand, en1850, le texte tant convoité fut enfin publié dans son intégralité, l'auteur était passé de mode et l'ouvrage n'eut pas le succès escompté.

Adolphe Pâques, le coiffeur, a également existé. On peut voir au Musée de Saint-Malo le tableau de la chambre natale de Chateaubriand qu'il a réalisé à partir des mèches de cheveux de l'écrivain, teintées, collées et fixées avec soin sur une plaque de verre. De son livre de souvenirs, sans grand intérêt littéraire, il reste trace également. Seule l'apparition de la belle Sophie relève de la pure invention. Adrien Goetz dit s'être inspiré pour elle des lectrices passionnées dont la correspondance fut retrouvée chez l'écrivain phare des romantiques et du personnage d'Ourika, première héroïne noire de la littérature française, sortie des pages d'un roman à succès écrit à la même époque par Claire de Duras.

Bien évidemment, François-René de Chateaubriand et Adolphe Pâques forment un couple improbable qui ne relève que de l'imagination de l'auteur et de la littérature. Celle qui baigne tout le roman et obsède ces deux hommes, Chateaubriand pour lequel l'écriture est tout et qui, faute de descendance, n'a que ses livres pour lui survivre et le coiffeur écartelé entre une petite vie de famille tranquille et une passion dévorante pour les livres. C'est cette fascination, cette passion exclusive que peut exercer un artiste célèbre sur certains de ses admirateurs qui sert de moteur au roman. Cette maladie du fan qui peut provoquer chez celui qui s'est évadé dans une relation fusionnelle et illusoire avec son idole, un vrai déséquilibre affectif et psychologique, voire le pousser au meurtre en cas de déception.

Cet enrichissement littéraire du personnage d'Adolphe qui rêve de vengeance en caressant son arme permet à l'auteur de donner à son récit une dynamique de suspense. Puisqu'on est clairement positionné dans le champ affirmé de la fiction, rien n'empêche le lecteur d'imaginer que l'auteur choisira une fin violente pour celui dont tous savent qu'il est historiquement mort dans son lit. Cette tension ainsi créée renforce aussi celle que sous-tend le complot littéraire qui entoure la rédaction et la publication des « Mémoires d'outre-tombe ».

Texte rythmé, porté par une écriture subtile et une langue parfaitement maîtrisée, Le Coiffeur de Chateaubriand est un roman mené avec une grande efficacité dramatique où pointent un humour parfois mordant et dans certaines pages des effluves romantiques, entre élans du cœur, tendres ou violents et de préférence voués à l'inassouvissement, et sentiment d’impuissance devant le temps qui s’enfuit.
Voilà un texte plein d’esprit, élégant, qui conjugue érudition, rigueur historique, originalité de l'intrigue, qualités littéraires, imagination. Truffé de références et de clins d’œil, il nous en apprend plus sur Chateaubriand, le romantisme et le Paris littéraire d’avant la révolution de 1848 que bien des essais à vocation pédagogique.
Adrien Goetz a un don unique pour communiquer ses connaissances et son goût pour l’art et l’histoire et nous emmener au cœur de la passion littéraire et amoureuse.
Un dépaysement intelligent, plein de légèreté et de références, divertissant à souhait.

Adrien Goetz, déjà lauréat des prix Nimier, des Deux Magots et Arsène Lupin, a reçu pour ce livre le Grand Prix Palatine du Roman Historique.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/05/10)    



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Editions Grasset

180 pages - 12 €




Livre de poche

128 pages - 5,60 €








Photo © Jean-Philippe Baltel / Grasset
Adrien Goetz

a reçu le prix des Deux Magots et le prix Roger Nimier pour La Dormeuse de Naples (Le Passage, 2004) et le prix Arsène Lupin pour Intrigue à l'anglaise (Grasset, 2007), premier volume des fameuses " enquêtes de Pénélope ". Le Coiffeur de Chateaubriand est son septième roman.