Née en 1908, une petite paysanne berrichonne n'a jamais été à l'école. Elle a quatre ans quand elle cumule cette lourde pénalisation avec la mort de sa maman, les réalités d'un milieu dur à la peine et distancié de l'affectif extraverti, le remariage du père, puis la mort de son frère aîné devenu "chair à canon" pendant la guerre de 1914-1918. Réunissant ces handicaps à la limite du supportable, elle semble condamnée définitivement par ce que les psychologues définissent de nos jours comme la spirale de l'échec.

Or Raymonde Vincent, cette petite fille qui a appris seule à lire en ânonnant son catéchisme et en regardant le journal local, obtient le prix Femina en 1937.

Oubliée des médias qui surfent sur l'écume de l'actualité et négligée par les nombriliques qui fondent et entretiennent la notoriété littéraire, elle ne figure même pas dans le Dictionnaire des Littératures de Langue Française de Rey, Couty et de Beaumarchais. Et c'est tout à l'honneur de l'écrivain Rolland Hénault de l'avoir sortie de l'oubli pour des raisons qui se déclinent sur le mode humaniste. D'abord une question vient spontanément au lecteur : comment peut-on au début du XXème siècle parcourir – sans aucune aide extérieure – l'invraisemblable chemin qui va mener une petite fille, marquée par la misère rurale, à un futur d'auteur reconnu ?

Raymonde Vincent qui vit effectivement les années trente à Montparnasse, fréquente Aragon, Bernanos et Giraudoux, est publiée chez les plus grands éditeurs et devient l'épouse du critique Albert Béguin. L'auteur nous explique ce destin hors norme, à la manière d'un homme de cœur et d'un lettré. L'homme de cœur compatit. L'existence pénible des paysans de 1900 et la dure loi des rapports humains précédant les conquêtes sociales du XXème siècle ont profondément marqué la petite Raymonde. D'emplois et d'expériences précaires, elle a tiré – sans autre initiation – un caractère et une morale indomptables. A la manière de Louise Michel.

Fille fragile devenue femme forte, elle est également rebelle et, ce qui est encore plus étonnant pour l'époque, elle reste chrétienne tout en étant anticléricale. Cette libertaire de haut niveau porte en elle l'intuition de l'Ethique.

Le lettré, lui, fait ressortir que cette femme "issue de la dèche" aime spontanément ce qui est beau et que, si elle écrit la dureté des temps en partant de la petite enfance – ce matériau classique – elle se forge au cours de ses contacts et de ses réflexions des idées originales sur la civilisation, les idées et les arts. Hors école. De plus, elle cultive cette nouvelle exigence d'être lucide et libre à la manière de Rimbaud, Nerval ou Baudelaire, la plume à la main et un idéal de beauté et d'équilibre social en bandoulière. Non seulement ses facettes talentueuses sont nombreuses et complémentaires mais encore elles nous poussent à redécouvrir ses œuvres modernes sur le fond et séduisantes dans la forme.

Mais auparavant, lisez Chrétienne et Libertaire, le livre que Roland Hénault vient d'écrire sur sa vie et sur son œuvre, et retenez ce message essentiel que l'écrivaine Raymonde Vincent aurait pu signer avec lui :
"Refuser le règne absolu de la marchandise,
c'est croire en l'homme et savoir que tout ne s'achète pas."

Claude Chanaud 
(14/06/06)