Philippe HONORÉ

L'obligation du sentiment



Depuis trente ans, Louis et Jeanne Maisne forment un couple modèle, soudé, admiré, respecté de la petite bourgeoisie locale. Lui est un homme d'affaire brillant et efficace, elle la compagne idéale pour ses voyages et ses soirées mondaines.
On les envie, mais derrière les jeux de rôles sociaux, l'homme s'avère terrorisé par des pulsions destructrices, torturé par un lourd secret et ne tient debout que grâce au soutien et à la protection attentive et permanente de son épouse. Jeanne, cette petite fille modèle sortie d'un roman de la comtesse de Ségur, à l'adolescence rongée par l'ennui, lui est liée de façon inextricable, persuadée que sa rencontre avec Louis l'a réveillée à la vie. Aujourd'hui, elle est aussi solide qu'il tangue, femme dure comme un roc, qui, subordonnée tout entière à son époux, a construit un havre de tranquillité autour de lui et l'irradie d'un amour indestructible. « Louis était son œuvre, son maître, son enfant, son unique raison d'exister ».

Seule ombre au tableau, Martin, le fils. D'enfant, lui n'en voulait pas, et l'avenir lui donnera raison. Ni lui ni elle dont la fibre maternelle jamais ne s'éveillera, n'étaient faits pour être parents. L'enfant docile, taciturne fasciné par son demi-dieu de père et n'espérant plus la moindre attention vraie de cette mère fantomatique à la sérénité permanente et au sourire superficiel, ne parviendra jamais à trouver la moindre place auprès d'eux.
Martin, l'indésirable encombrant, le maladroit, le pas aimé, met toute son énergie à se faire oublier, treize ans durant. Mais il ne peut ni s'empêcher de grandir et d'exister ni éviter le drame qui se prépare dans l'ombre. Après deux années de violence et de dépression, l'adolescent dans un sursaut vital quittera ses parents. Il sait maintenant que « ce n'est que loin d'ici qu'il pourra espérer devenir quelqu'un, un homme tout simplement. Enfin ne plus avoir à épier un sourire ou des pas près de la porte ; être libre. […] Tout oublier. […] Demain commence la vie. Plus celle de la patience et de l'attente déçue. Plus celle des heures vaines et dangereuses comme des crevasses, mais celle de l'espoir du renouveau. Trois coups. Lever de rideau. Non, Martin ne veut pas rendre théâtrale son enfance. Seulement être debout, solitaire sans amour mais sauf. »

L'entourage proche, surpris, met cette fugue sur le dos d'une crise d'adolescence, le couple, lui, affiche extérieurement une confiance tranquille à toute épreuve et s'en trouve secrètement soulagé. « Au revoir Martin. J'espère que tu trouveras ta place puisqu'ici ce n'était pas possible. Essaie de ne pas nous en vouloir, non pas pour nous, mais pour toi, parce qu'on ne construit rien et surtout pas soi-même sur la rancœur et l'amertume » lui dira sérieusement sa mère au moment du départ, propos éloquents...

Chacun d'eux poursuit alors sa vie dans un lourd silence, couple idéal à la vie lisse et brillante d'un coté, étudiant dans l'obscurité de l'autre.
Soudain, après dix ans de silence, Martin ressurgit et leur fixe par courrier un rendez-vous à l’aéroport entre deux avions. Et ce n'est ni la joie, ni la curiosité qui anime les parents mais la terreur, comme s'ils craignaient un règlement de compte ou une vengeance...

Mais quelle est la dette inscrite sur l'ardoise et quel est le secret si jalousement gardé au sein du foyer qui confèrent au fils le pouvoir de faire trembler le couple modèle si solidement ancré dans la haute société provinciale ?

Philippe Honoré, dans ce roman construit comme un polar autour d'un secret effrayant avec ses criminels et ses victimes, son intrigue et son suspense, parvient magnifiquement à décrire l'enchaînement de ce couple "d'innommables" et on se demande au final quel est le plus condamnable du coupable ou de sa complice.

Le recours à la polyphonie, avec la succession des récits du mari, de la femme et du fils qui s'entrecroisent, donne chair à ces personnages complexes, les éclairant de l'intérieur, enrichit le récit de points de vue différenciés et accentue l'intensité de cette terrible descente aux enfers.
Le style épuré, presque clinique parfois, choisi par l'auteur pour dévoiler progressivement l'inavouable tient judicieusement le lecteur à distance de l'horreur et du pathos préférant l'immerger, au-delà de l'apparence de cette famille modèle de magazine, dans l'atmosphère pesante du secret. Manière efficace de recréer et de nous amener à partager le malaise et la peur qui les étreignent tous. Évitant les écueils du jugement moral ou du mélodrame, trop souvent attachés au sujet lourd et sensible qui est au cœur de cette histoire (sujet volontairement non précisé pour ne pas ne pas priver les lecteurs potentiels de leur propre découverte), Philippe Honoré a su trouver une façon originale, riche et forte de tisser son intrigue et de nous y confronter.

Un second roman, noir, très noir, qui questionne, fait froid dans le dos et m'a donné envie de lire La mère prodigue, premier roman de l'auteur publié aux éditions du Bord de l'eau en 2001.

Dominique Baillon-Lalande 
(22/09/08)    



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Editions Arléa
Collection 1er Mille
122 pages - 15 €