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Jean CAGNARD
L'escalier de Jack
Quelque part en Normandie, un gamin livré à lui-même, gentil,
débrouillard, avec de longs cheveux blonds. Le quotidien, avec l'unique
paye du père ouvrier à l'usine d'acier qui bouffe le paysage, est
souvent maigre et l'ambiance familiale rude. Au foyer également, la mère
peu affectueuse et pétrie de frustration, une petite sur assez discrète.
"Par la fenêtre de la cuisine, vous apercevez la silhouette de l'usine
occupée à peindre le ciel, immuablement."
Dès l'enfance, le garçon enfourche son vélo et contribue
à sa façon à l'économie domestique pendant ses temps
de loisirs : glaner les pommes de terre oubliées lors du ramassage dans
les champs, fournir la boutique de matériel de pêche en appâts,
récupérer de la ferraille ou de vieux journaux pour les revendre
au poids...
Les études l'ennuient et très vite le garçon abandonne tout,
malgré les attentes de ses parents, "il semble bien que votre mère
hurle, mais ce peut être aussi bien la sirène de l'usine qui signifie
son mécontentement", pour travailler. Pour l'été,
il sera pris comme garçon d'écurie dans un haras. Trois mois éreintants,
confronté au monde de l'argent et du mépris, contre logement, nourriture
et une maigre indemnité. De retour chez lui, il cumule les petits emplois
: nettoyage à l'usine de ciment, déchargement aux docks, travail
à la chaîne à la conserverie d'anchois,
"Malgré votre jeune âge et votre modeste contribution au
marché de l'emploi, le salaire minimum interprofessionnel de croissance
et vous, commencez à devenir de vieux amis. Que vous quittiez un horizon
pour en retrouver un autre et vous êtes sûr que votre taux horaire
vous attend dans un coin, aussi sensible à la flambée de la vie
que la montée d'une stalagmite sous des infiltrations saisonnières.
Il vous est arrivé de plafonner dessous (vase), d'en dépasser la
cime par des primes (port), voire de n'en point voir la couleur (cheval) mais
globalement il est dit que vous êtes fait l'un pour l'autre. [
] Il
ne vous serait pas venu à l'esprit de prétendre à autre chose,
ou si peu, de la même manière qu'un poulet manque de réactivité
lorsqu'il est embroché."
L'épandage du goudron sur les toits sera un tournant important pour le
jeune travailleur. Assister en direct à la mort accidentelle d'un de ses
collègues, empalé après sa chute sur une tige de métal,
pour cause de matériel de sécurité en quantité insuffisante
pour le nombre d'ouvriers présents, lui fait prendre conscience de la violence
des conditions de travail des ouvriers. "Si on se laisse faire, le capital
aura notre peau."
"Vous n'avez pas d'enfant. Pas encore. Mais de la justice, vous en avez
plein les jambes. Plein les mollets, plein les cuisses, plein les couilles ! Des
seaux de justice ! D'égalité ! [
] Vous n'êtes plus un
homme mais une pensée en activité. Mû par une sorte de clairvoyance
divine, vous n'avez plus qu'un seul but : rendre les conditions de travail vertueuses.
Du dôme de la condition ouvrière, un mystérieux conseil des
sages vous a investi d'une mission humanitaire : préserver les acquis,
dicter vos lois, conquérir du respect." La période "révolutionnaire"
du jeune homme de 19 ans, qui le conduit à tenter d'organiser une mobilisation
syndicale partout où il passe, le fait rejeter de partout après
ses quelques jours d'essai. Un moment de grande solitude. Patrons mais aussi parents
et collègues, le prennent tous pour un petit con, lui conseillent de se
calmer et de se remettre au travail rapidement. De quoi renouer avec l'usine (biscuiterie),
tâter du recyclage des déchets...
La fréquentation assidue de l'agence pour l'emploi et l'intérim
où les bagarres ne sont pas rares pour gagner une place dans la file d'attente,
vous a appris que si "l'usine aliène les travailleurs" elle nourrit
aussi les familles.
Alors "votre acné révolutionnaire est retombée aussi
subitement qu'elle était apparue ; vous en avez assez des coques rigides
de l'industrie, des parois surchauffées, des oxygènes rares, des
lumières froides, des dialogues de sourds, des stratégies de toute
espèce.(
) laissant les invertébrés à leur destin,
vous allez voir ailleurs si vous y êtes. Lors on vous voit à travers
champs. Couché, courbé, debout" d'un champ de fraises à
un autre de salades. Là, si le corps est à l'épreuve, l'ambiance
en terrain naturel et en compagnie majoritaire des femmes, offrirait presque un
répit. Mais les gestes répétitifs et les salades finiront
par envahir les rêves du garçon avant que les oignons ne viennent
compléter son expérience. Au regret de l'exploitant prêt à
le garder toute la saison, il reprend son baluchon.
Même scénario pour la cueillette des pommes, à laquelle il
s'adonne un peu plus tard. Par respect de ses convictions et choix de vie, il
sera amené à refuser le poste de chef d'équipe que lui propose
son patron pour un nouveau contrat.
Nouveau départ, route pour le sud, vers la frontière franco-espagnole.
Notre baroudeur s'arrête dans une gare de triage pour se mettre au service
du commerce des primeurs. Pour la première fois, il travaille en équipe
et au rendement. Une vie communautaire 24 h sur 24 et dans une ambiance d'émulation
sympathique avec absorption totale dans le travail. De quoi se faire un petit
pécule confortable pour quelques mois de vacances sous peu. Un rythme effréné
brutalement stoppé par une cascade d'accidents dus à l'épuisement
des membres de la super équipe de beaux gosses. A la dissolution du groupe
d'éclopés, les trois autres se dispersent vers des destinations
lointaines (Népal, Afghanistan, Inde) pour de nouvelles aventures, lui
seul, retournera, fièrement, chez ses parents, pour partager ses gains.
Déception. Il n'y sera pas reçu avec la considération qu'il
espérait et les cadeaux qu'il leur apporte n'y feront rien. Le fossé
qui s'est creusé entre eux est trop profond. Le fait que le père
se retrouve à cette période mis en préretraite avant l'âge
dans un énième plan de licenciement de l'usine d'acier, n'arrange
rien. Ni la comparaison avec la situation de la sur cadette qui fréquente
sérieusement un assureur répondant parfaitement aux critères
de stabilité et de sécurité aptes à calmer l'angoisse
des parents. Ni sa façon de se plonger dans les livres (Steinbeck, Hemingway,
Buzzati, Caldwell, Vian, Salinger, Kerouac...) toute la journée, allongé
sur son lit...
"A présent, c'est vous qui chevauchez. Royalement harnaché
; et John, Ernest, Erskine, Albert, Boris, Jean-Paul, Joseph sont vos chevaux
ailés. Vous êtes allé aussi loin qu'on peut pour un homme
qui passe une bonne partie de sa vie en tenant simplement des morceaux de papier
entre ses mains. Ce que vous avez lu est si bien entré en vous que vous
en êtes devenu une parcelle. Il est parfaitement clair que la simple nourriture
des mots vous a rendu héroïque."
Une fois qu'il aura récupéré une santé, il se résout,
pour rassurer les siens, à repartir à la quête d'un emploi
et accepte une mission à l'usine d'engrais. Mais une fois sur place, le
courage lui manque et il repart, la guitare en bandoulière, pour une tournée
des terrasses de restaurant des stations balnéaires.
La page de l'usine sera définitivement tournée.
A son retour, il se met à son compte comme maçon : "Robin
des bois prenait aux riches pour donner aux pauvres, vous vous contentez, car
votre grandeur d'âme n'est pas exemplaire, d'en prendre moins à une
classe intermédiaire et de garder le truc pour vous, qui représentez
un élément assez authentique de la classe au pouvoir."
Un job qu'il fait de façon toute personnelle mais qui lui convient et qui
le nourrit. L'occasion aussi pour ce rêveur de trouver l'interlocuteur qu'il
avait toujours espéré en la personne de Georges, ancien employé
des postes décédé, dont le fils lui a demandé de refaire
le caveau.
C'est alors qu'arrive un avis d'incorporation de l'armée, un ultime rappel,
donc incontournable. Notre homme rejoint le camp à contrecur avec
la ferme intention de ne pas y rester. Effectivement, une détermination
à toute épreuve et une bonne semaine de résistance absolue,
soutenu moralement par le fantôme de Georges, auront raison des militaires
qui le renverront à la vie civile avec rage et mépris.
Chez lui l'attendent sa famille de douleurs, ses chantiers, Georges et ses livres.
La construction du récit en cinq parties chronologiques est rigoureuse
et le style recherché mais accessible et efficace. Si l'utilisation par
le narrateur de la deuxième personne du pluriel est assez déstabilisante
au départ, elle permet un regard distancié et souvent humoristique
qui n'est pas sans saveur et contribue à l'originalité de l'ensemble.
De même, la technique des "brèves séquences" employée
pour décrire chaque emploi (une trentaine évoquée dans l'ensemble
de l'ouvrage), qui réussit en peu de phrases et en un seul tableau à
pénétrer la surface des situations pour en livrer l'essence, rythme
l'ensemble du récit à l'image du voyage à la Kerouac qui
sert d'exemple au protagoniste.
Ce jeune homme gentil et un peu rêveur, épris de liberté,
qui voit rouge quand il est confronté à l'injustice, est un baroudeur
plutôt sympathique. Son récit, un road-movie d'inspiration indéniablement
littéraire, est drôle et rythmé. Il se tient en parfait équilibre
entre le roman social qui dresse un panorama juste, sensible et décapant
du monde travail contemporain, et l'entreprise originale et audacieuse d'immersion
dans cette littérature des années soixante qui était une
ligne de vie autant qu'un amour du mot.
C'est aussi un beau roman d'initiation auquel on se laisse prendre avec le sourire,
et une balade dans la littérature intelligente et sensible.
L'émotion est au rendez-vous. Un objet littéraire surprenant à
découvrir.
Dominique Baillon-Lalande
(03/09/12)
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Sommaire
Lectures
Éditions Gaïa
(Août 2012)
288 pages - 20 €
Jean Cagnard,
né en 1955 en Normandie, dramaturge il a créé sa
propre compagnie, 1057 roses, en 2005 , nouvelliste, poète et romancier,
a déjà publié une quinzaine de livres.
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