Radhika JHA

Le cuisinier, la belle et les dormeurs

L'éléphant et la Maruti



Les deux recueils de Radhika Jha, qui regroupent chacun trois longues nouvelles, attestent la vitalité de la littérature indienne. Grâce à une écriture élégante et nuancée, l’auteur dépeint les sentiments et les mœurs avec un subtil mélange de délicatesse et de cruauté.
Dans « Le Cuisinier », elle met en scène un Italien établi à Genève où, grâce à un exceptionnel talent culinaire, il gère un restaurant réputé. Cependant, depuis quelque temps, Marcello Tocinelli se sent épié et surveillé par sa femme et sa fille aînée. Il se persuade qu’elles fomentent un complot contre lui, alors qu’en réalité elles s’efforcent en secret de réparer les erreurs qu’il commet de plus en plus souvent en préparant ses plats. Il conçoit alors un repas de noces extraordinaire, destiné à faire la preuve qu’il n’a pas perdu la main. Quel sera le résultat ? Radhika Jha montre à merveille, chez son héros, les menues aberrations d’un savoir-faire en déclin et la montée d’une méfiance quasi paranoïaque en contraste avec la tendresse que lui voue son entourage. Elle sait aussi ménager un suspens étonnant à travers la seule description des recettes, évoquées avec une précision sensuelle qui donne à voir, à goûter et à sentir.
La narratrice de « La Belle », pensionnaire dans un établissement huppé, est fascinée par la beauté éblouissante d’une nouvelle élève dont elle fait sa meilleure amie. Mais celle-ci la décevra profondément en acceptant de poser pour un photographe professionnel qui lui impose des postures humiliantes auxquelles elle se prête volontiers, révélant ainsi sa médiocrité d’esprit et de cœur. Les émotions de l’adolescence, la profondeur de la blessure sont suggérées à touches légères, avec beaucoup de sensibilité.
Si ces deux nouvelles se déroulent en Europe pour la première, et dans un milieu fortement occidentalisé pour la seconde, les autres textes sont pleinement enracinés dans la réalité indienne contemporaine. « Les Dormeurs » évoque un village arriéré et abandonné à lui-même par l’administration gouvernementale, dont les habitants, en proie à la superstition et au fanatisme, se sont divisés en deux clans, celui des hindouistes et celui des chrétiens. La tension monte au fil de la nouvelle, ménageant là aussi un suspens intense. Le bain de sang final laisse apparaître une critique féroce de l’extrémisme religieux.

Quant aux fictions qui composent le second recueil, intitulé L’Eléphant et la Murati, elles sont toutes centrées sur Delhi, monstrueuse mégapole où s’exacerbent toutes les contradictions du pays, où coexistent bidonvilles misérables et résidences somptueuses des hommes d’affaires récemment enrichis. Dans les premiers s’entasse une population déshéritée qui, affluant sans qualification de la campagne, vit de mendicité ou d’expédients comme le tri des ordures, tandis que les secondes abritent des patrons plus ou moins maffieux et une jeunesse dorée dont les frasques alimentent la presse people.
« L’Espoir » oppose deux regards sur la ville, celui de Sheila et celui du narrateur de la nouvelle. La jeune femme regrette la Delhi de son enfance, et considère avec un dégoût exaspéré la surpopulation envahissante qui l’a défigurée : « Ils envahissent les rues et vendent leur camelote, ils construisent des cabanes et souillent les rues, ils laissent des détritus qui nous étouffent, nous autres, et si ça ne marche pas, ils se coupent les membres et mendient. » Au contraire son collègue est sensible aux opportunités exceptionnelles que cette ville en pleine expansion économique offre à ceux qui ont le courage et l’énergie de les saisir, tel Kishan Singh, qui, parti de rien, a appris le métier d’électricien et s’est fait une existence confortable : « Cette ville, dit celui-ci, c’est de l’or pour ceux qui n’ont pas peur de travailler. Viens par chez moi et je t’en présenterai plein, des gens comme ça. » Dans cette nouvelle, de multiples destins s’entrecroisent, chacun raconte son histoire au fil des rencontres comme dans un roman picaresque où se reflèterait le grouillement humain de la cité.
Il n’empêche que la corruption est reine et que les lois de la jungle urbaine peuvent être impitoyables. C’est ce que découvre Kishore, très jeune gardien de parking que deux policiers brutaux rouent de coups avant de lui dérober sa recette du jour. Son patron, qu’il supplie de ne pas le renvoyer, lui infligera un traitement ignoble. Pourtant, dans cet univers très dur subsistent des oasis de beauté et de douceur, comme lorsque Sushila, l’épouse presque enfant de Kishore, suspend au plafond de son abri misérable des papiers de couleur qui le transforment en refuge enchanté.
Du réalisme à la poésie, la palette de Radhika Jha se révèle donc extrêmement riche et variée. Le lecteur occidental en découvrira l’étendue avec bonheur.

Sylvie Huguet 
(03/06/07)    



Retour
Sommaire
Lectures





Editions Philippe Picquier
252 pages - 18,50 €


Picquier Poche
191 pages - 7 €



Traduit de l'anglais (Inde) par Simone Manceau


www.editions-picquier.fr




Née à Dehli en 1970, Radhika Jha perd sa mère à trois ans, grandit à Bombay, et atterrit dans un pensionnat himalayen avant d’obtenir une bourse pour aller poursuivre ses études aux Etats-Unis. Puis, elle découvre la France, la Suisse – comme stagiaire à l’Onu – et rentre à Bombay. Où elle travaille pour la Fondation Rajiv-Gandhi. Aujourd’hui, elle vit à Dehli où elle travaille comme attachée culturelle de l’ambassade de France en Inde.