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Juris KRONBERGS

Loup Borgne



Dans une très belle traduction du suédois réalisée par Katarzyna Skansberg, Loup Borgne nous entraîne dans l’univers poétique de Juris Kronbergs. La traductrice nous présente d’abord le poète qui est né en Suède, en 1946, de parents lettons. Il publie son premier recueil en suédois en 1971. Le présent recueil, Loup Borgne, est paru pour la première fois à Riga en 1996, en version bilingue letton-suédois (Vilks Vienacis/ Varg Enögd). Juris Kronbergs est aussi traducteur et introducteur de la poésie lettone. Il a traduit ainsi la grande poétesse lettone Vizma Belsevica et un autre poète letton : Imants Ziedonis.

Loup Borgne est une sorte d’autoportrait de l’auteur en loup, une autopsie poétique du passage d’un état d’existence à un autre. Un accident fait perdre à l’auteur un œil. Cette perte est un choc pour son existence entière. L’infirmité est la perte de l’identité ; le corps et le moi se brisent ; nous raconte Katarzyna Skansberg, dans sa préface.

Le recueil s’ouvre sur un ciel clair (Du ciel clair) et ce sera le temps de la perte de l’œil. Le dernier poème (Du ciel noir) et c’est le commencement. Loup Borgne découvre que nous ne voyons pas qu’avec les yeux. Lentement les chemins s’éclaircissaient et les forêts / Et les rives les sources et les lacs les côtes et les buissons / Les traînées de brumes emportaient au loin les taches noires – / Le fruit de la vie apparaissait à la fin : / Le commencement. Entre ces deux extrémités du recueil nous rencontrons la peur de la cécité, la perte d’identité, etc. Le monde sensible, jusqu’ici vécu avec l’acuité de tous les sens, se ressent à moitié :

LOUP BORGNE PENSE QUE DANS L’AVENIR
TOUT NE SERA QU’À MOITIÉ

Je vais regretter. À moitié
Le temps d’avant. À moitié
Voir la réalité des choses. À moitié
Le sens va se briser. À moitié
Le saut du ruisseau va aboutir. À moitié

Et la moitié va devenir la moitié d’une moitié
Laquelle ? Celle qui est dite ou non dite ?
Je vais le savoir bientôt. À moitié.

Ce sera alors : jours à demi, heures à demi,
content à demi, demi-mesure, à moitié achevée,
à moitié compréhensible, à moitié vide, à moitié ivre

Quand je rentre dans une nouvelle maison une moitié s’effondre
une autre reste. Quelle moitié, la bonne ou la mauvaise ?

Quand je marche dans la forêt, une moitié disparaît
Il ne reste qu’un sapin sur deux, qu’un champignon sur deux,
qu’une passion sur deux

Quand je passe sur une planche au-dessus d’un courant
comment savoir de quel côté je dois marcher ?
Et le courant sous mes pieds disparaît. À moitié



Ce recueil est sensible et fort, à la fois, tant les sentiments, les pensées viennent poser la question d’une nouvelle identité à trouver, à accueillir en son tréfonds. À travers cette traversée de l’être en recherche de lui-même diminué, nous découvrons que le passage de Loup à Loup Borgne, fait comprendre que cette nouvelle identité en construction lui permet de voir beaucoup plus du monde qui l’entoure que ce qu’il voyait par les deux yeux, que sa nouvelle vision fait appel à d’autres manières de regarder, dans un développement de la sensibilité.

Loup Borgne m’a littéralement emporté en cette quête humaine, dans une écriture qui sait traduire les émotions, les pensées et les questions, sans jamais perdre sa force et sa sensibilité, coulant sous les yeux du lecteur ses bribes de réalité ou de souvenirs, où le passé et le présent se croisent. De ce croisement continuellement on devient. Merci à Katarzyna Skansberg de m’avoir fait connaître ce poète à travers ce superbe recueil.

Gilbert Desmée 
(06/02/10)    



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Poésie










Editions Buchet-Chastel

136 pages - 10 €