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Benjamin LEGRAND

Un escalier de sable



En plein désert Est-africain, au pied d'une citadelle millénaire, est nichée Al-Jannah, une ancienne oasis vidée de ses habitants par les conflits et rendue au désert par l'assèchement de l'oued qui traverse le village. C'est près de là que les forces de l'OTAN, sous commandement français mais avec des soldats allemands et italiens venus renforcer les troupes françaises, ont installé leur camp.
Ils sont là pour assurer une vague "mission d'interposition" et pour sécuriser le chantier d'un pont.
Pourquoi reconstruire ce pont alors qu'un barrage bloque les eaux en amont ? Il est vite apparu au colonel Rivelain que les autorités locales ne lui apporteraient aucun éclaircissement et il se méfie du consul sud-africain obnubilé par la présence chinoise sur le continent mais le gradé n'a pas d'autre choix que d'obéir à ses supérieurs hiérarchiques. Même s'il aimerait trouver une explication plausible à leur présence armée sur ce territoire.

Chaleur accablante, lumière aveuglante, solitude et inaction insupportable, font le quotidien des jeunes Français qui, après avoir suivi un entrainement intensif, se trouvent à ses côtés pour cette étrange mission pacifique. Abdel est l'un d'entre eux. Séduit par l'aventure vendue par l'affiche d'une campagne d'enrôlement militaire, il a fui sa cité où il n'avait que le trafic et l'incarcération comme horizon. Avec lui, il y a un autre banlieusard en mal de devenir, un métis rondouillard nommé Sammy, deux Kevin venus de leur campagne normande ou vendéenne par désœuvrement, et de nombreux autres à leur image...
Abdel, lors d'une garde devant la porte du camp Oasis 1, sera la première victime du sniper. Une balle fatale à travers la gorge. Le Kevin du Calvados sera le second. Comme le début d'une longue série où tous seraient destinés à être supprimés les uns après les autres. Les études balistiques sur les victimes précisent que l'arme aurait une portée de 1000 mètres et une précision de quelques centimètres.
L'incompréhension et la psychose s'installent chez ceux qui se sentent comme des jouets à la merci d'un combattant invisible. "Leur séjour, leur mission, leur présence ici, tout venait de basculer. Comme s'ils venaient de passer dans un univers parallèle où rôdait un monstre insaisissable et capable, à lui seul, de déclencher quelque chose de pire que la troisième guerre mondiale, car ils étaient tous en première ligne."

Quand le lieutenant Sophie Devarrieux, en mal de reconnaissance, aussi séduisante que belliqueuse, va tenter de débusquer le tireur, elle ne trouve que sa planque vide. Et pendant ce temps le massacre continue : une victime par jour, avec une balle unique d'une efficacité imparable. Les mesures de sécurité, gilets pare-balles, quadrillage et fouilles du territoire, interdiction de sortie, se mettent en place. En vain. Le sniper semble aussi déterminé qu'insaisissable. Et ce n'est pas le macho et vantard sergent Bouchard, qui tente de lui régler son compte en solo, qui changera la donne. Une initiative déraisonnable qui ne fera qu'ajouter son nom sur la liste des victimes.

Repéré par colonel Rivelain comme un peu au-dessus du lot grâce à ses études, Sammy est nommé caporal pour remplacer le chauffeur mort. Lors d'une inspection, attiré par un chant envoûtant, le métis découvre un étrange mausolée abandonné apparemment dédié à une chanteuse orientale. Il le garde pour lui, persuadé que cela n'a aucun lien avec l'affaire du sniper. Pourtant...

Persuadé qu'il faut chercher plus loin, dans les causes mêmes de leur mission, l'explication et la parade à ce scénario catastrophe, le colonel lance une discrète expédition dans les montagnes environnantes avec un seul véhicule et une équipe réduite. Ils partiront à cinq : Sammy, le lieutenant Devarrieux, Kevin le Vendéen, Djibril Dolo et lui. "Il allait suivre la voie des fantômes et faire comme le mage le lui avait conseillé : partir chercher non pas des réponses mais d'autres questions.[…] Il sentait qu'il devait aller à la source, dans l'espèce de triangle formé par les frontières floues des trois pays, juste derrières les montagnes, là, face à eux."
Avec cette expédition frontalière, le récit s'accélère et bascule. Les militaires troquent le statut de victimes aléatoires contre celui d'acteurs, confrontés, par une succession de découvertes et d'événements, à des choix . A l'attente pesante, à l'angoisse créée par cette loterie macabre, au mystère d'une Afrique ancestrale qui semble à la fois être condamnée et condamner à la mort ceux qui y viennent, se substitue une aventure pleine de surprises, de péripéties, de dangers et de drames. Tous n'en reviendront pas.

Ce livre, récit d'une guerre fictive dans un pays non identifié du continent africain, est aussi un roman d'aventure et un roman noir. Benjamin Legrand fait tout pour brouiller les pistes et les codes afin de mieux focaliser le lecteur sur la confrontation de l'homme avec les conflits armés sous toutes ses formes et au-delà, avec la mort même.

En contrepoint au huis clos imprégné d'attente et d'angoisse de la première partie, les scènes d'action sur les hauts plateaux qui suivent, s'ouvrent vers l'extérieur. Et si l'expédition en elle-même et ce qu'elle nous révèle n'est pas moins sombre et plus optimiste que le jeu de massacre initial, le glissement de l'histoire de la fatalité aveugle des balles du sniper à celle d'une aventure tout aussi tragique mais qui confronte chacun des protagonistes à la nécessité d'agir collectivement, permet à l'auteur d'enrichir la psychologie de ses personnages, d'éclairer l'ensemble du tableau par des petites lueurs d'humanité, d'apporter de l'épaisseur au roman.
Une façon aussi d'aborder la situation sous l'angle du poids des intérêts économiques et des politiques internationales qui y sont liées.

Ce qui fait lien c'est la technique des oppositions utilisée pour l'ensemble : sniper isolé face à une armée entière, rationalité européenne face aux mystères de l'Afrique ancestrale, recrues issue de l'immigration et des cités face aux Français de souche venus du terroir, hétéros triomphants et machos face à la féminité du lieutenant homosexuelle...Et c'est à travers ce jeu des différences, que l'auteur creuse la matière même du conflit, au sens générique du terme.
Sous prétexte d'enquête, c'est une quête de vérité que mène ici l'auteur, mettant en lumière l'absurdité de nos sociétés et leurs pathologies, jalonnant son texte d'interrogations, creusant en permanence les sillons de la différence et de la tolérance.

La vivacité et la richesse du roman reposent sur l'utilisation d'un chant choral qui, en offrant la parole à chacun des personnages dans sa singularité, restitue de façon particulièrement sensible toute la complexité de l'être humain dans sa confrontation au monde. C'est la finesse de ces portraits et cette multiplication des points de vue qui font toute la force de cette vertigineuse plongée dans le néant à la recherche du sens.

Mais c'est hors de tout réalisme brut que l'auteur ici se positionne. Il extrapole le réel, nous entraîne au bord du fantastique, pour mieux faire entendre les questions essentielles qu'il pose sans jamais initier le moindre commencement de réponse.

Une ode forte et généreuse à la diversité et à l'humain, un roman sous tension qui exerce un pouvoir de fascination incontestable sur le lecteur. A découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/01/13)    



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Noir & polar








Le Seuil

Roman Noir
(Janvier 2012)
288 pages - 19,30 €





Benjamin Legrand,
né à Paris en 1950, écrivain, traducteur, scénariste, a déjà publié une dizaine de romans.




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