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Michèle LESBRE

Un lac immense et blanc


Édith Arnaud a pour habitude de s'arrêter tous les mercredis matin, avant de rejoindre son bureau et ses collègues de travail, au Café Lunaire où elle entend un autre habitué installé au bar, un Italien, parler inlassablement de Ferrare, sa ville d'origine. Le nom de cette ville qu'elle connaît bien provoque en elle immanquablement des envies de départ, de gare au petit jour, de soleil méditerranéen. Ensuite, c'est le Jardin des Plantes qu'elle traverse pour se rendre au boulot, avec les corbeaux freux installés sur les statues de pierre.

Un matin d'hiver où Paris est gommé par la neige, où la ville s'estompe et se dérobe, elle attend cet homme à qui elle n'a jamais adressé la parole, qu'elle ne connaît pas, à sa descente du train. Elle a toute sa journée de congé devant elle pour nouer une relation et lui parler de cette ville qui les unit dans leurs souvenirs. Mais l'homme ne vient pas. La rencontre entre l'homme qui parle seul et la femme qui le regarde sans oser l'aborder n'aura pas lieu. "Je pense qu'il ne m'aurait pas reconnue sur le quai. Un vent glacial traversait la gare et les corps, c'est lui qui a eu raison de mon entêtement." "Je ne suis pas sûre d'avoir envie de savoir pourquoi l'Italien n'était pas au train de 8h15, ce qui me plaisait c'était l'élan qui m'avait portée sur le quai pour l'attendre, la ville que je voulais partager avec lui."

La neige continue de tomber et recouvre le Jardin des Plantes qui lui rappelle alors le lac immense et blanc de l'Aubrac, où elle vécut la découverte de l'amour et ses premiers combats politiques. "Peut-être vais-je voir surgir le vaste plateau de l'Aubrac enneigé et la gracile silhouette d'Antoine gambadant et hurlant les mots que je n'ai pas oubliés, que je croyais être des cris de joie, à moins que, se doutant que nous en serions bientôt prisonniers et qu'ainsi s'arrêterait notre belle équipée, il n'ait simplement tenté de braver la tempête." Le souvenir de ce jeune homme qui dans les années soixante voulait changer le monde – "Depuis le 17 octobre 1961 où la police avait jeté des Algériens dans la Seine, ou les avait froidement exécutés sous la protection du sinistre Papon, depuis la manifestation de février 1962 où la police, encore, avait lancé les grilles de protection des arbres sur les gens qui protestaient contre les attentats de l'OAS, provoquant huit morts dont un garçon de seize ans, Antoine était un jeune homme en colère." –, cet amant de jeunesse entouré de ce groupe d'amis militants et rêveurs qui leur tenait lieu de famille, s'invite aussitôt à la place de celui qu'elle était venue rencontrer.

De son départ, elle n'eut aucun regret. "Antoine m'aimait sans doute, moi c'était surtout notre complicité que j'aimais, ce voyage initiatique et tout un monde que nous inventions." Jamais elle ne chercha à le revoir, il avait été et cela suffisait. "Dans quelles coulisses Antoine s'était-il faufilé ? Je pensais de plus en plus à lui comme à un personnage, sa disparition et ses apparitions créaient une sorte de fiction dans laquelle il devenait immortel, je m'attendais à le voir surgir chaque fois que sa présence aurait dû être évidente. Ainsi, devant les images de la chute du mur de Berlin, je le cherchais dans la foule et, si je l'avais aperçu, je ne m'en serais pas étonnée."

La précision de ses souvenirs lui fait mesurer l'étendue entre le présent et ce temps définitivement révolu et ses illusions irrémédiablement perdues. "C'était dans un autre monde, un autre temps. C'était peut-être même un songe" ; "Je crois que je n'étais pas faite pour une longue durée de bonheur, je crois que j'étais faite pour vivre de très courts instants, avec de certains hommes (M. Duras)" ; "Aujourd'hui, il m'arrive d'oublier ce qui me rend invisible aux yeux des hommes, j'oublie que je vieillis. Je ne croise plus leur regard mais je garde cette habitude du café le matin […] Je continue d'aimer les présences aléatoires, les décors changeants, le jeu d'ombre et de lumière qui les anime."

Les fantômes d'Antonioni, Pavese, Bassani et Visconti, ceux de Hugo, Kerouac, Duras, se superposent et s'entremêlent aux réminiscences de jeunesse, la transportant dans un ailleurs à la fois flou et lumineux.
Spectatrice de sa propre vie, Édith, dans ce récit de voyage en pays de nostalgie, mêle fiction et expérience intime.

Comme l'écrivait Pavese, cité en exergue du roman, "Seul l'hiver est la saison de l'âme" et les rendez-vous manqués dans la vie de la narratrice ne semblent pas plus peser sur sa vie que la froidure sur les corbeaux. Elle ne se laisse envahir par le passé, heureux ou non, que pour en retrouver la force de l'instant, l'émotion, l'arrière-goût d'une jeunesse riche de son énergie et son insouciance.

Il s'agit de défier le temps, d'affronter les désillusions et l'usure, de choper au vol les souvenirs pour restituer à partir du fugace reflet entrevu dans le miroir, une vie en pointillé. Mais la solitude n'a pas toujours les habits du désespoir ou de l'abandon et la vieillesse ceux du renoncement.

Il y a dans la blancheur immaculée du décor quelque chose du linceul et de l'enfouissement mais aussi une certaine paix, un parfum d'enfance, une intemporalité, qui pourraient donner l'illusion d'une éternité.

La musicalité du vocabulaire employé, la fluidité de l'écriture, la beauté des images qui émergent de cette blancheur et la sérénité qui s'en dégage, la force des émotions qui affleurent, font de ce récit lumineux et poétique, situé au confluent de la nostalgie du passé et de la tranquille détermination de la maturité, un moment de lecture fort et envoûtant.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/05/12)    



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Lectures









Sabine Wespieser

(Avril 2011)
96 pages - 13 €






Michèle Lesbre

a déjà publié douze livres
et obtenu plusieurs prix littéraires dont le Prix Pierre-Mac-Orlan, le Prix Millepages, le Prix des libraires Initiales...






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