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Lola LAFON

Nous sommes les oiseaux
de la tempête qui s'annonce



Elles se sont rencontrées dans un groupe de parole réunissant les victimes de viols. Liées toutes les deux par cette expérience muette et la passion pour la danse classique, elles vivent au ralenti, endolories et impuissantes dans un pays plombé par "l'Élection", grignoté par la violence et la répression. Mais Emile est en train de mourir, victime de mort subite et plongée dans un coma, le corps à 33°. La famille veille. Chaque jour, la narratrice, sa sœur de cœur, les rejoint. "Nos conversations sont des petits rubans qui nous tiennent ensemble, empêchent nos penser de dérailler, solitaires, vers ce moment où peut-être. De ce lit. Vers un brancard. Recouvert d'un drap." Quand ils partent tous, obstinément, elle parle, écrit, raconte. "Quand j'ai commencé à prendre des notes, il me semblait que tant que je t'écrivais tu ne mourrais pas."

A la narratrice et au fantôme aimé, se joint une autre femme croisée à la cinémathèque où elles se retrouvent journellement. En référence au film, elle l'avait nommée "La petite fille au bout du chemin", cela lui va bien. Tandis qu'Emile joue les belles au bois dormant, elles se rapprochent, parlent, se confient. Lentement, la petite roumaine exilée dévoile ses colères et ses peurs – "il s'agit d'être gentille ici, ravale, avale..." – dit la passion perdue pour la danse, évoque son statut de victime qu'on refuse de défendre. L'autre, échappée des supermarchés, d'un bar où elle servait "des jeunes corps fermes et blancs qui sont dans l'événementiel et la communication", d'une centrale de téléphonie, d'un bureau de change où il lui fallait dénoncer "de façon sécurisée et anonyme l'identité des clients étrangers qui semblent suspects", avant de tout plaquer, émaille la ville de tags et banderoles contre les injustices et l'oppression, appelle à la révolte. Au journal initial écrit par son amie pour Emile se mêlent alors les délires épistolaires de la Petite Fille...

Sur fond de désastre sécuritaire et de conscience politique, les jours de ces trois femmes cabossées par la vie, s'entrelacent. "Trois vies sous vide qu'on vient agacer d'une pointe de ciseau jusqu'à en rompre la carapace." Des féministes en lutte, des rebelles sur le front du refus qui comme la danseuse Sylvie Guillem (Mademoiselle Non) ou l'anarchiste poétesse Voltairine de Cleyre dont est tiré le titre du roman, traversent les pages du roman, s'incarnent dans le mouvement. Leur mode d'action est imprévisible et artisanal, la passion y remplace la raison. "Les petites filles au bout du chemin. [...] Ce groupe a certainement pris naissance, comme bon nombre d'entre eux, la nuit de l'Élection. [...] Si le nom qu'ils se sont choisi dénote une tendance à l'humour et même un certain romantisme [...] la brigade anti-terroriste qui examine le mode opératoire du groupe (textes collés dans tous les quartiers de la ville, appel à la violence urbaine systématique sous couvert de références littéraires...) penche pour une bande affinitaire de jeunes gens sportifs et entrainés." Les filles s'amusent, explosent, se battent. Et si seule l'imprudence pouvait les sauver ?

Ce troisième roman de Lola Lafon s'inscrit naturellement, en écho aux précédents, entre autobiographie et fiction, réalité et fiction, avec émotion et brutalité.
Le récit s'articule autour de la souffrance, entre passé (souvenirs d'exil, de viol), présent (société policière fondée sur l'exclusion et l'autorité, ravages intimes, solitude ou folie mais aussi énergie et appétit de vie) et avenir sombre d'une Europe en plein chaos. Un cri.

Le roman est construit en trois parties : les visites à Emile à l'hôpital, les escapades à deux avec la petite fille au bout du chemin, le "manifeste des filles de rien" lorsque toutes trois se réunissent. Les chapitres, souvent très brefs, avec ou sans titre, donnent du rythme à une narration décuplée par ces trois voix, entre rapports de police et articles de journaliste. Il en jaillit une musique vive, à base de phrases courtes, hachées, portée par une écriture tour à tour intime, pudique ou rageuse et extravertie, directe ou poétique. Les mots tels un poing serré dans la poche, un sanglot coincé dans la gorge, se bousculent. Belle restitution de la parole de ces femmes fragiles, aux frontières de la déraison, prêtes à tout car elles n'ont rien à perdre, qui, entre rêves et insurrection, portent leurs excès en bandoulière.

Cette ode aux femmes, à l'expression artistique, à la vie, à la révolte, est puissante et habitée.
Le pamphlet politique entre indignation et détermination est violent.
Un mariage troublant au goût d'alcool fort. Un livre-délire diablement littéraire à lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(09/07/11)    



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Lectures









Flammarion

430 pages - 20 €



Babel

432 pages - 9,70 €





© Stéphane Lavoué
Lola Lafon,
romancière et musicienne, a publié Une fièvre impossible à négocier et De ça je me console. Son dernier album, Une vie de voleuse, est sorti en mars 2011 chez Le Chant du Monde / Harmonia Mundi.





Pour visiter
le site de l'auteur :
www.lolalafon.net



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