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Isabelle MARSAY


Quand tout se tait



Thomas, ingénieur, est en pleine déprime. Depuis deux mois il ne travaille plus, tourne en rond, incapable de penser, ne supportant plus sa femme Lucie, ni ses enfants grandissants qui lui paraissent des étrangers. "Il semblerait qu'il n'y ait plus ni commencement ni fin, désormais, plus rien qu'un présent étale, sans avenir, sans passé, ou bien un passé recomposé, rempli de souvenirs plus ou moins tronqués qui défilent machinalement, en tous sens, dans le vide." Besoin d'être seul. Mais soucieux des siens aussi. "L'essentiel est là. Rendre les vôtre heureux. (...) Protéger vos enfants du monde et de sa dureté. Consolider leur avenir. Les aider à élever leurs propres murs, leurs propres murailles. Et la tour crénelée de leur futur château fort." Pour se retrouver, sauver son couple, reprendre son travail, il a entamé une analyse.

Au fil des séances, au hasard d'un lapsus, l'envie de retrouver certains endroits-clés de son enfance, de "gagner la maison de famille sise entre rochers, non loin d'une falaise abrupte battue par le vent", s'impose. Il part. La maison depuis deux ans est fermée, depuis que Claire, sa grand-mère maternelle dont il était le préféré, s'en est allée rejoindre dans la tombe son mari Jacques, héros local de la dernière guerre mort en 43. A l'intérieur, rien que de la poussière et des souvenirs fanés, vus mille fois. Mais dans le jardinet, il découvre, gravés au pied d'un banc, trois prénoms inconnus, un étrange dessin et une date : 7 décembre 1943. Un mystère suffisant pour pousser Thomas à fouiller ce passé familial dont il pressent confusément qu'il recèle un obscur secret.

C'est le récit parallèle de la vie de Claire jeune femme, s'attachant à certains épisodes marquants de son mariage, qui va fournir au lecteur (bien avant que Thomas lui-même trouve les clefs) les éclaircissements nécessaires : l'occupation allemande, l'hébergement clandestin dans sa cave d'une mère juive et de ses deux petits, le retour la même année du mari blessé et démobilisé, le drame qui s'abat sur la maison, et Agathe née sans père, quelques mois plus tard.

Le silence a recouvert la tragédie de l'hiver enneigé de 43 mais les traces dans la mémoire de Claire ne se sont jamais effacées. Un secret si lourd qu'à l'approche de la mort, "la sainte qui s'est toujours sacrifiée en la mémoire de son mari défunt" s'en est délestée sur Norma, la garde-malade qui s'est occupée d'elle à domicile, les dernières années de sa vie.

Honte, culpabilité, jamais dites mais sans cesse présentes à l'esprit de la mère, ont marqué à leur insu, Agathe et ses descendants. Thomas plus encore que les autres, qui dénouera la trame jusqu'au bout afin de se construire un passé et peut-être un avenir.

Enfin, "A la lisière du SU et du TU. Des dits et des non-dits. Entre passé voilé, dévoilé, brutalement violé", Thomas décide de "briser la chaîne", d'épargner aux enfants cet impossible héritage. Mais "comment faire à votre tour pour vous taire et tout cacher ?"

Si les événements qui constituent le centre de l'histoire s'inscrivent dans le contexte historique de la deuxième guerre mondiale, c'est l'individu Thomas et son rapport à la vie, à sa généalogie, à son être, qui font sujet plus que le secret lui-même ou son contexte. La première partie lui est d'ailleurs intégralement dédiée, introduisant le lecteur au cœur des perturbations de son état émotionnel avant que l'auteur ne s'engage dans le développement même de l'intrigue avec l'apparition dans l'espace narratif de la grand-mère. Alors, une fois le secret mis à nu, presque cliniquement et sans commentaire, c'est à ses répercussions sur le héros, que l'auteur s'attache, bien davantage qu'à la teneur même des actes si longtemps occultés.

La violence sourde qui plombe le ciel au-dessus de Thomas sans jamais éclater, l'errance désordonnée de celui-ci qui part à la quête de lui-même à travers le passé comme pour mieux s'y perdre, l'omniprésence des notions de culpabilité et de fatalité qui forment une implacable ronde autour de lui, tout concourt à créer un climat d'angoisse et de noirceur sans appel.

L'approche est originale : le narrateur n'est pas Thomas mais une voix extérieure, comme une conscience ou un chœur antique, qui observe, restitue, les fragments livrés par les uns et les autres, les croise, prédit. Celle-ci s'adresse même directement, en le vouvoyant, à l'ingénieur pour le mettre en garde contre cette exploration d'un passé qui pourrait s'avérer explosif. Cette allée et venue entre injonctions et récit, ce jeu entre intériorité et distance, jettent le trouble dans l'esprit du lecteur comme un écho de celui que Thomas ressent lui-même.
Le style, à base de phrases courtes, est assez classique et la langue discrète. C'est dans sa construction en trois parties où alternent narratifs, dialogues et retours dans le passé que le roman s'affirme, porté par un rythme extrêmement travaillé, martelant de façon quasi-obsessionnelle le malheur, à la façon d'une envoûtante incantation.

Isabelle Marsay puise ses matériaux du subconscient et la forme qu'elle leur donne dans la tragédie antique. Au fil des pages, autour des personnages, autour d'elle, autour de nous, on devine dans l'obscurité des monstres grimaçants (le destin ?) qui guettent sans que l'on puisse vraiment ni les distinguer, ni être tout à fait certains de leur existence.
Une belle interrogation sur le libre arbitre, la transmission et la culpabilité.
Un livre intense et sophistiqué, déstabilisant parfois, qui entraîne le lecteur dans une plongée sans oxygène dans les méandres de l'âme humaine.

Dominique Baillon-Lalande 
(13/04/11)    



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Lectures










Editions Myriapode

164 pages - 17 €







Isabelle Marsay,

romancière et nouvelliste, est l'auteur d'une dizaine d'ouvrages, parmi lesquels Pâques la complainte
d'une île
(Myriapode, 2009), Le poisson qui rêve (Flammarion, 1998),
Le Fils de Jean-Jacques (Balland, 2002) et Petits défis de la vie ordinaire (Acoria, 2008).





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