L’humide et la nausée

Jonathan LITTELL
Le sec et l’humide


Jean-Pierre RICHARD
Nausée de Céline

Le hasard des lectures nous offre parfois d’éclatants croisements, un peu comme si un livre, une pensée venait déposer une nouvelle pellicule de lumière, de clairvoyance sur l’autre. Ce hasard-là, je l’ai rencontré récemment avec deux essais ; deux essais que j’ai lus par pur hasard (encore lui !) l’un après l’autre. La première de mes lectures : Le sec et l’humide de l’auteur du déjà célèbre roman Les Bienveillantes ; le second Nausée de Céline de Jean-Pierre Richard essayiste littéraire dont le travail n’est plus à découvrir.

Quelques mots pour planter le décor : Le sec et l’humide de Jonathan Littell analyse (s’il le peut complètement) le fonctionnement psychologique de Léon Degrelle fasciste jusqu’au-boutiste belge à travers la lecture de son récit : La Campagne de Russie ; Nausée de Céline de Jean-Pierre Richard tente lui de décrypter à travers la lecture de Voyage au bout de la nuit, de Les beaux draps et de Bagatelles pour un massacre, la résurgence de la nausée dans les écrits céliniens. Ce qui se dégage de ces deux essais c’est la grande crainte de la perméabilité du corps et du psychisme face au grand dégoulinement de l’autre, la peur de cet extérieur rampant qui pourrait à tout moment vous investir de sa substance nauséeuse. Chacun est la boue qui peut pénétrer le corps de l’autre.

Qu’y a-t-il de commun entre un Léon Degrelle convaincu à la foi fascisante qui jusqu’à ses derniers jours (dans sa retraite espagnole) arborera son uniforme de la Waffen-SS et un Ferdinand Céline jamais soumis, toujours en révolte envers et contre tous et surtout contre lui-même ? À lire ces deux essais le besoin de se dresser, de s’affermir en formant autour de soi une carapace pour éviter le rampant, le flasque, le mou qui guette dans l’ombre pour vous souiller. Pour Degrelle, ce mou, ce flasque, ce sera le bolchevique, pour Céline le juif.

La guerre (ce champ d’hystérie) est le révélateur de leurs angoisses. Cette guerre refuge de la folie, ils l’ont tous les deux vécue, Ferdinand en 14 lorsqu’il verra mourir ses camarades déchiquetés par des obus, dispersés en flaque de chair « [Il] n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite… toutes ces viandes saignaient énormément ensemble » ; Léon en 40 sur le front russe témoin de toutes les horreurs gardant en mémoire des corps disloqués, se décomposant sous ses yeux par la chaleur « Sous les cinquante degrés de chaleur, les corps fauchés devant nous par les Stuka se décomposaient et se liquéfiaient en deux trois jours. Puis le soleil les ébarouissait (…) Les bolchevistes tués étaient plus noirs que des nègres, fondants et luisants ».

Comment combattre un tel déferlement de chair putréfiée (fondante et luisante), une telle débâcle du corps s’étalant par de multiples orifices révélant ainsi sa nature excrémentielle ? Jean-Pierre Richard nous dit : « Pour empêcher [la société] - celle de Céline - de succomber à son entropie et de "s’effondrer dans tous les coins" on la soumettra à la contrainte d’une architecture de lois, de hiérarchies, d’impératifs moraux et sociaux : colonels et gendarmes, cadres de toute espèce. Voilà les premiers garde-fous de la nausée » et en écho nous pouvons lire sous la plume de Jonathan Littel : « Contre tout ce qui coule, le fasciste doit évidemment ériger tout ce qui bande. Contre la ruée soviétique (…) le déversement de ses peuplades grouillantes… toute une jeunesse [doit]se dress[er] ! »

Dans un élan de sauvegarde le fasciste doit se dresser, se structurer ; d’abord et surtout par son corps, le torse bondé et la main pointée au-dessus de la tête, vers le ciel ; cette main qui comme nous l’explique Jonathan Littel émerge, par son salut, tendue vers le sauveur (qui, ici, n’est pas le Christ mais le Führer) pour qu’en cas d’engloutissement dans le bourbier, le visqueux, celui-ci puisse la saisir et éviter au corps de s’immerger. Ce corps, le fasciste le rêve sans aspérité, sans orifice, bloc compact et raidi. Il faut lire dans Le sec et l’humide l’édifiant chapitre sur la boue bolchevique, la boue de la terre soviétique dans laquelle l’armée allemande s’est enlisée : « Il est possible de triompher du froid, de progresser par quarante degrés au-dessous de zéro, la boue russe, elle, est sûre de sa domination. Rien n’en vient à bout, ni l’homme ni la matière…boue énorme, l’effrayante boue russe, épaisse comme du caoutchouc fondu… » Se lamente Léon Degrelle. On remarquera qu’ici la boue n’est pas de nature biologique, elle est Russe !!

J’ai revu récemment la reproduction d’une des œuvres de Diégo Velázquez, La reddition de Breda sous-titrée Les lances. Sa construction est frappante (plagiée semble-t-il d’une gravure de Petit Bernard illustrant la rencontre d’Abraham et de Melchisédech). Elle montre du côté des vainqueurs de cette prise de Breda par Ambroise Spinola une multitude de lances pointées vers le ciel comme des sexes en érection ; sur la gauche, les vaincus, queues basses, dos courbés. Une peinture qui aurait séduit notre Léon déjà si sensible aux clochers pointus et dressés vers le ciel des cités civilisées. Le monde civilisé n’est-il pas vertical, élancé, droit ?… et il vaut mieux être dressé et droit que lâchement couché et rampant.

Nos deux héros ont un destin commun : ce sont des miraculés !... Ferdinand pendant les combats dans les Ardennes entend siffler les balles autour de lui, certains obus éparpillent à deux pas de lui, son colonel qui se tenait impassible sous le déferlement du feu, des hommes tombent, il est indemne ! Degrelle sur le front russe traversera quatre années de dur combat sans jamais être ne serait-ce que blessé ; mais Léon, contrairement à notre anti-héros Bardamu qui supporte mal l’inconscience du courage (« Il y a bien des façons d’être condamné à mort. Ah ! combien n’aurais-je donné à ce moment-là pour être en prison au lieu d’être ici, moi crétin ! »), s’imagine invulnérable (Dieu peut-être !) : « Pour que nul de mes garçons ne s’affolât, je m’étais planté sur le parapet de tranchée. Je n’y avais pas grand mérite […] On pourrait tirer tant que l’on voudrait, on me raterait chaque fois… » et cette invulnérabilité lui vient du fait qu’il se raidit et qu’il bande face aux rampants et aux visqueux bolchevicks. Céline lui s’invente un antisémitisme à sa mesure. Il lui servira de barrage à la débâcle du corps ; en dénonçant l’autre, en reportant sur lui toutes les bassesses, on reste pur.

Si nous ne pouvons comparer, on l’a bien compris, nos deux hommes, ces deux essais se rejoignent par l’éclairage qu’ils peuvent porter l’un sur l’autre.

David Nahmias 
(25/05/08)    



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