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A l'époque d'embellie où la France ne connaissait pas le chômage
et accueillait les travailleurs étrangers avec bienveillance, Salvatore,
fraîchement arrivé en France, avait vite trouvé un emploi
d'ouvrier spécialisé, trois-huit à la chaîne
dans l'automobile. Quand un appartement neuf, dans une des cités-dortoirs
qui poussaient alors comme des champignons dans la périphérie
des grandes villes, lui est attribué, il fait venir sa femme Angelina.
Vivre dans la "Cité des 6000", pour ce couple d'émigrés
de Sicile, pouvoir y fonder une famille, y manger à sa faim, cela ressemblait
presque au bonheur. Et puis, comme tous les autres, le père a été licencié, à l'âge où retrouver un travail est, dans le contexte économique, devenu impossible. La fille aînée a dû prendre un emploi de vendeuse au supermarché d'à côté et la mère - qui "assume seule l'humiliation de vivre sous perfusion des aides, l'aumône, faire la queue des laissés-pour-compte de la société de consommation au Secours catholique ou aux Restos du cur" - complète avec des heures de ménage. Impossible dorénavant de retourner chaque année au pays pour revoir la famille, se faire voir, et se ressourcer. Le chef de famille bafoué dans son honneur, vit cloîtré chez lui et voit, dans le même temps, ses grands enfants échapper à sa compréhension et son influence. Plus il se réfugie dans l'alcool, se mure dans un mutisme dont il ne sort que pour insulter ses filles quand elles ont l'indécence de vouloir sortir, plus il sombre dans la violence poussant femme et enfants à fuir le "cinq pièces - salle de bain - cuisine" devenu invivable. Mais c'est quand Antonio, l'aîné rebelle qui rêvait d'un
monde meilleur, est retrouvé mort sur un parking, que, pour Rosa-Maria,
la cadette, tout a basculé. Cette affaire classée sans suite par
la police, du décès par overdose - ou lors d'un règlement
de comptes suite à une embrouille avec les dealers parisiens qu'il fréquentait
- de ce frère adulé devenu "icône de pureté
à qui elle prête des allures d'ange", a brutalement plongé
l'adolescente dans un univers d'incompréhension, de révolte et
de solitude. Heureusement, il y a Mouloud, fidèle camarade d'Antonio,
et Marguerite, l'unique amie à laquelle elle ose se livrer, qui l'entourent
de toute la gentillesse et l'attention dont ils sont capables. C'est cette lycéenne mal dans sa peau qui nous raconte sa famille, sa cité, la jeunesse qui y gravite, ses colères et ses espoirs. Ceux-ci ont pris les couleurs de l'amour pour Jason Lafleur, un séduisant Guadeloupéen de 18 ans, qu'elle admire en silence de son tabouret quand il danse sur la piste du "black move", une discothèque improvisée dans une cave par Antonio où la jeunesse se défoule chaque samedi soir. C'est là, qu'un soir, à cause d'un vieux militaire grincheux qui appelle la police pour tapage nocturne, les événements en cascade s'enclenchent : Jason lance une bouteille au visage du vieux qui les inonde d'injures racistes ; l'autre riposte en tirant dans le tas ; les flics accourent et tentent de canaliser la situation qui tourne à l'émeute. "Il va couler du sang et des larmes dans les rues, de la sève de jeunes garçons énervés, décidés à tout emporter sur leur passage ! Leurs bouches hurlent et deviennent des gueules de loup, des mâchoires ouvertes prêtes à mordre [ ] Les frustrations du quotidien et le désespoir sont entrés par les pores de la peau, ils obstruent les neurones et détraquent les cerveaux. La rage gronde et se transforme en haine." Dans l'urgence, parfois, l'amour trouve sa place tandis que les victimes et les dégâts collatéraux se révèlent bien lourds... Attaché au pas de Rosa-Maria, c'est le quotidien des cités, sans fioriture ni pathos, qui est révélé au lecteur. Avec un style réaliste qui alterne phrases coup de poing et incursions dans l'univers des rêves et de la poésie, l'auteur lève le voile sur ces cités dont l'embrasement nourrit les unes des journaux, avec un regard de l'intérieur, simple et humain, loin des récits à sensation ou des plaidoiries auxquelles nous sommes aujourd'hui habitués. Plombés par un quotidien lamentable, victimes et coupables sont pareillement
le jouet d'une société qui, loin du rêve de Bora-Bora vendu
sur l'affiche de l'abribus, semble leur interdire tout avenir. Dans ce va-et-vient
entre ce que vivent ses personnages et ce qu'ils projettent, l'auteur met à
jour cette rage nourrie de frustration qui habite à dose plus ou moins
forte tous les habitants des 6000. Les circonstances feront le reste. Violemment.
Les romans sur la "cité" qui ne sombrent ni dans la caricature, ni dans le désespoir absolu, se font rares, par les temps qui courent. Le mérite de celui-ci est d'élargir le champ de son tableau aux problèmes sociétaux contemporains (chômage, drogue, racisme mais aussi rupture générationnelle, choc culturel et volonté de changement) et d'être en outre un pur roman d'apprentissage. Si Antonio a ouvert les hostilités mais s'est brûlé les ailes, Rosa-Maria, cette figure féminine que le refus de la fatalité fait grandir, saura elle ouvrir une brèche étroite, mais réelle, vers des lendemains qui, s'ils ne chantent pas, pourraient lui donner une chance d'être elle au-delà de cet horizon de béton. "Elle progresse à rebours pour s'éloigner de la crasse et du bitume. [ ] Rosa-Maria s'éloigne vers l'inconnu. Elle n'a pas peur." Ce chapitre-là reste à écrire et tout espoir reste possible. Un livre émouvant et superbement écrit qui sait distinguer la fleur poussée dans le béton et le rayon de lumière qui perce les lourds et sombres nuages. Dominique Baillon-Lalande (16/12/12) |
Sommaire Lectures Actes Sud (Mai 2012) 224 pages - 18 €
Bio-bibliographie de Wilfried N'Sondé sur Wikipédia |
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