Il n'y a pas ici d'histoire ou de récit au sens traditionnel. Ce livre,
plus qu'un roman, est une ode aux disparus du tremblement de terre qui a secoué
tragiquement Haïti en 2010 faisant plus de 220 000 morts, 300 000 blessés
et 1,5 million de sans-abri. Il est plus particulièrement un hommage à
ceux dont on a peu parlé, des anonymes comme les prostituées de
Port-au-Prince.
L'une des putains, propose à un client dont elle apprend qu'il est écrivain,
un étrange marché.
"Elle s'est dirigée vers la fenêtre pour regarder, non sans
amertume, l'immense vallée de béton et de poussière blanche
dehors. L'irréparable. L'inénarrable. Le désespoir qui coule
dans les yeux des gens. La ville-décombres, déchiquetée,
saturée de morts connus, inconnus, synthétisés, dessinant
toutes sortes de figures géométriques..."
L'homme devra, en échange de ses services, coucher sur le papier son récit
du séisme : "Je parle, tu écris. Tu transcris."
Surpris, il accepte : "Je devais juste d'abord écrire et ensuite
la sauter. Ça me plaisait bien cette idée. [
] Éditer
à compte de sexe."
En fait, les propos de la prostituée se centrent vite sur Shakira, une
fugueuse de douze ans, fuyant sa bigote de mère vendeuse de bibles, venue
frapper à sa porte à son arrivée à la capitale.
La prostituée l'avait vite prise sous son aile et lui avait enseigné
l'art de se vendre.
Shakira, bien qu'elle soit vite devenue la plus convoitée des putains
de la Grand-Rue, est toujours restée décalée, révoltée,
comme à la recherche de quelque chose, s'entichant d'un de ses clients
professeur de français et n'en faisant qu'à sa tête. Un
être hors du monde tout en douceur et en réflexion. Une jeune rêveuse
toujours en quête de liberté et d'évasion à travers
les livres. La belle a aussi, pratique incongrue dans ce milieu, une vraie passion
pour la lecture en général et pour Jacques Stéphen Alexis
grand écrivain haïtien qui a frôlé le Goncourt
en particulier. L'homme, leader de l'opposition étudiante et fondateur
d'un journal lié à la révolution de 1946, a connu la lutte
au quotidien, puis la prison et l'exil à Paris. Il témoigna toute
sa vie un engagement sans faille contre le régime de "Papa Doc",
allant jusqu'à Moscou en 1961 pour recueillir le soutien de 81 partis
communistes au PC haïtien ("Déclaration des 81").
L'éternel militant tentera un débarquement sur la côte nord-ouest
d'Haïti, la même année qui lui sera fatal.
Dans Les immortelles, il est donc question, au-delà du séisme,
de prostitution et de sexe, beaucoup, mais aussi de relations filiales, de religion,
de littérature, de rêves et de refus.
La narratrice alterne, dans son récit, le tragique épisode du
tremblement de terre, la dizaine d'années qui précèdent
et les mois qui ont suivi. La prostituée livre à l'état
brut les instantanés de leur vie commune, les épisodes graves
ou anodins, les images heureuses ou terribles, entrecroisant tout de façon
désordonnée sous couvert de ses sentiments ou ressentis. De sa
douleur, aussi.
Raconter ses petits bonheurs autant que la dureté de son métier
dégradant, comparable à un esclavage, la solidarité aussi
de ces femmes qu'on achète pour un instant de plaisir, les clients pressés,
timides ou violents, tout est dit sans retenue, ni tabou, pour replonger dans
ce monde "d'avant" que la catastrophe a emporté. Aux portraits
lumineux ou désespérés qu'elle esquisse de la petite, viennent
s'opposer ceux, assez cocasses, des putes les plus légendaires du quartier,
comme Fedna-la-pipeuse ou Geralda Grand-Devant.
Dire pour que la mémoire subsiste et que les mots de l'écrivain
les rendent éternels. "Les personnages dans les livres ne meurent
jamais. Sont les maîtres du temps." comme le disait la petite.
"Elle racontait. Moi, je n'avais qu'à transformer, trouver la
formulation juste pour exprimer sa douleur, ses souvenirs, sa solitude et ses
angoisses. [
] avec ses larmes, son silence, traquant chaque mot."
"Puis soudain, comme ça, à l'improviste, comme un coup
de poing sur la gueule, elle m'a lancé la première phrase qui
a balayé le silence : La petite. Elle reste coincée sous les décombres,
douze jours après avoir prié tous les saints..."
On a déjà compris que pour la narratrice, Shakira représentait
bien plus qu'une amie. C'était la place de sa propre fille disparue,
qu'elle avait su prendre. C'est donc aussi l'effondrement de sa propre vie,
suite à la disparition de la jeune fille fauchée en plein vol
par le séisme, morte écrasée sous les ruines d'un immeuble
après avoir attendu en vain les secours, qui est incarné ici,
en parallèle à celui du pays tout entier. Ce tremblement de terre
a été un bouleversement tel qu'il semble impossible de s'en remettre,
mais la vie, elle, continue pourtant. Et, puisque Shakira a laissé un
enfant quelque part dans le pays, la putain décide que, par fidélité
à sa protégée, la mission lui revient de le retrouver pour
honorer sa mémoire...
Ce livre nous dit finalement peu de choses que nous ne sachions sur ce terrible
événement mais nous en dit beaucoup sur l'humanité du milieu
des putains de Port-au-Prince. Loin des clichés ou de la complaisance
graveleuse, Makenzy Orcel, élève ici un somptueux tombeau à
une petite morte qui porte en elle toutes ses surs de misère. "On
n'a pas fini d'ausculter le corps abîmé d'Haïti, mais les
bien-pensants se sont occupés de tout sauf des putes, ces immortelles
qui donnent sens, vie et tendresse au corps de la ville", écrit
Makenzy Orcel dans ce roman qu'il leur dédie.
Un hommage fort et flamboyant pour ces femmes mais derrière elles, aussi,
pour toute cette population des humbles qui ont vu leur monde s'écrouler.
Le sexe, la mort, l'amour, la pauvreté et la liberté ici s'entrelacent
en un poème coup de poing qui crache sa colère et berce les douleurs.
La construction, fragmentée et apparemment aussi enchevêtrée
que les corps sous le béton, permet à l'auteur de nourrir son
récit d'éléments hors dates ou hors contexte comme la mention
de Jacques Stéphen Alexis, auteur découvert par Shakira grâce
au professeur de littérature dont elle était amoureuse. Loin de
n'être qu'une anecdotique référence, Jacques Stéphen
Alexis est comme une ombre planant sur l'ensemble du récit. Il représente
ici la culture et la littérature qui fait grandir et permet le rêve,
mais aussi l'engagement d'un militant amoureux de son pays qui, en souffrance
devant sa réalité sociale et politique, n'a eu de cesse de vouloir
le sauver du naufrage. D'une catastrophe, l'autre, pour ce "pays d'ombre"
comme l'a nommé l'auteur lors d'une rencontre aux "étonnants
voyageurs".
Entre les lignes, c'est de la violence des hommes, de l'amour/haine qui lie
les enfants à leurs parents, de cette foi aveugle en un Dieu qui détruit
le monde, et de la force des livres, qu'il nous parle.
On pressent alors, caché en arrière-plan, d'autres messages.
L'omniprésence du chiffre 12, par exemple (Shakira a quitté sa
mère à douze ans, met douze jours à mourir, coincée
sous un "monstre d'une demi-douzaine d'étages", le professeur
de littérature avait "payé comptant pour douze mois d'affilée"
avec la jeune fille, la récitante illustrant les prédispositions
à la voyance de "la petite" par cet exemple : "Elle
avait le don de voir l'avenir en rêve. Si elle te dit que la rue va être
sale à douze heures vingt-deux minutes dix secondes et que deux personnes
vont perdre la vie. Ça arrivera à coup sûr". Aurait-elle
un lien avec la date même du séisme haïtien le 12 janvier
2010 ?
L'histoire se déroule en courts, voire très courts, chapitres,
avec des phrases lapidaires, une langue sèche, qui marquent l'urgence
de dire et de ne pas oublier.
Habité et porté par un puissant souffle poétique, ce texte,
où "la transgression par le sexe et la mort atteint à la
plus authentique humanité", est superbe et poignant.
Les immortelles est le premier roman de ce poète né à
Port-au-Prince en 1983. Un de ses poèmes, Les Putes, a été
mis en musique en 2011, par Wooly Saint-Louis Jean, sur un disque intitulé
Eta'n Sinik.
Dominique Baillon-Lalande
(12/11/12)