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Isabelle PANDAZOPOULOS
On s'est juste embrassés
Aïcha a quinze ans, seul son nom est arabe, pas elle ou presque pas. C'est justement de ce "presque pas" que tout va découler : la famille de sa mère qu'elle ne connaît pas, le mutisme de cette dernière à chaque question qu'elle lui pose – « c'est du passé, ça ne te regarde pas » –, la disparition soudaine du père.
Aïcha raconte des mensonges, se construit des histoires à défaut de connaître la sienne : « je ne parle pas l'arabe, je ne suis pas musulmane et je ne sais toujours pas d'où je viens. » Ainsi débute le livre. Elle se cherche une famille auprès de Sabrina, son amie. Elle a l'impression d'avoir grandi avec elle, là-bas dans la cité, chez ces "gens-là" que sa mère ne veut pas qu'elle fréquente, elle a l'illusion d'avoir une famille.
Et puis, une nuit, tout va basculer. Alors qu'elle dort chez Sabrina, elle va croiser Walid, le compagnon de jeux d'enfance qu'elle croyait être son frère. Ils vont juste s'embrasser mais ce moment deviendra une vraie transition, celle de la prise de conscience d' Aïcha. Elle, qui reproche à sa mère de se taire, va comprendre qu'elle en fait autant, qu'elle a occulté ce qu'elle ne voulait pas voir dans la cité, chez elle et chez les autres. Et elle lui en voudra de cette transmission, elle voudra quitter cette mère haïe et chérie mais on ne quitte pas sa mère, surtout si elle est malheureuse, on ne peut ni partir ni grandir, on peut juste essayer d'apaiser sa souffrance. L'écho de cette relation impossible, elle le trouvera dans la lecture de l'Amant de Duras. Ce sera aussi l'écho du désir qu'elle découvre, un désir contrôlé, restreint par le regard des autres, qui la dépasse et la dépossède par sa violence : « j'étais devenue suspecte, même à mes propres yeux. Comme si mon envie m'avait rendue malsaine, contagieuse ou impure ».
L'écriture, au plus près de la révolte adolescente laisse affleurer toute la difficulté qu'il y a d'exister à ce moment-là, sans concession, en quête d'une parole vraie et de soi-même. Le texte, forme de journal, alterne entre les tentatives de communication d'Aïcha vouées à l'échec – les dialogues se terminent en silence, en pleurs, les mots sont des lames de rasoir sur la peau – et ses réflexions. L'écriture fragmentaire suit le cheminement de l'héroïne. Il y a beaucoup de non-dits entre les phrases, autant de réflexions en suspens, trop douloureuses pour être exprimées. Le lecteur occupe une place fondamentale dans ce récit. Il est le dépositaire de ce témoignage, le confident. Le processus d'identification avec l'héroïne est très grand, et c'est ce qui permet d'être happé par le texte. Le lecteur adulte – et encore plus l'adolescent – se trouve en première ligne de tout ce qu'elle vit, dans une émotion partagée, quasi-ressentie comme dans ce très beau moment où le lecteur est intégré à la narration par une allocution directe : « l'air froid dehors qui te saisit, tu te raidis, tu cours un peu, riant, tu entends ta voix, tu arrêtes de courir, essoufflée, tu te retrouves sur un pont, à regarder les lignes de chemin de fer, tu peux partir ou rester là, tu as le choix, c'est ta vie, tu te dis, je suis libre, je suis là, je suis vivante. Et tu recommences à marcher. Ta vie commence dans cette certitude-là. »
C'est un livre bouleversant, voix d'une adolescente d'aujourd'hui en quête de sens, qui nous emporte dans sa révolte, à mi-chemin entre la fiction et la réalité et c'est sans doute ce qui fait la force de cette narration. On se laisse envahir par ce roman et en même temps, on a l'impression, au sortir du livre, d'avoir un peu mieux compris l'incommunicabilité et la violence adolescente. Un très beau livre donc.
Enora Bayec
(02/09/09)
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Jeunesse
Gallimard jeunesse
Collection Scripto
160 pages – 8 €
Isabelle Pandazopoulos,
née en 1968 d'un père grec et d'une mère allemande, a toujours enseigné dans des zones difficiles. Elle prend désormais en charge des élèves handicapés par des troubles psychiques importants.
Vous pouvez lire sur notre site un article concernant son premier roman :
Kostas et Djamila
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