Franck PAVLOFF, Le pont de Ran-Mositar



Quand le vieux pont de pierre s'était effondré sous le tir croisé des obus, musulmans et chrétiens étaient restés pétrifiés. Jusque-là, aucune faction n'avait osé s'attaquer au symbole du pont qui reliait les communautés par-dessus la Vitoul. Construit au XVI e siècle il avait résisté aux invasions et à toutes les crues, opposant le dos rond de son arche pacifique à la poussée des collines. Soudain la notion de crime contre un patrimoine de l'humanité s'inscrivait dans le livre de la barbarie.

Dans un pays dévasté par la guerre, un homme du Nord, qui dit s'appeler Schwara et se prétend bûcheron, charpentier ou marin, est en quête.
Il chemine de ville en ville, travaillant ici ou là, sur les traces d'un jeune homme qu'il voulait soigner et qui a disparu. « Quand j'arriverai à prononcer le nom de celui que je cherche, je saurai que je suis arrivé. »
Il traverse une terre ravagée par la haine et une phrase revient comme un leitmotiv : le monde est illisible.

Comme dans Matin brun*, le propos de Franck Pavloff tend vers l'universalité. Tous les noms de lieux sont fictifs et les deux camps opposent le Nord au Sud, les îles aux montagnes, les cheveux sombres aux yeux clairs…
Même si le pont de Ran-Mositar rappelle évidemment celui de Mostar détruit en 1993, ce livre n'est pas un reportage sur la guerre des Balkans mais un roman passionnant et émouvant, improbable et proche du conte philosophique, où nous croisons des personnages attachants et tangibles, une humanité bouleversée par la souffrance et la violence.

Bien sûr, il y a toujours des roublards comme Youri ou Korcha qui profitent du chaos pour se livrer au marché noir et à toutes les combines susceptibles de rapporter des dollars, mais il y a aussi les travailleurs du chantier de reconstruction du pont : Catrina et sa sœur Allouche, Irini dont la fille Luria est minée par la maladie et l'alcool, et Djon, un baladeur collé aux oreilles pour ne rien entendre du monde qui l'entoure…

Pourquoi écrire un tel livre ? Parler ou se taire ? Irini et Luria ont choisi le silence mais Catrina réagit avec violence. « Avec Allouche aussi nous nous sommes juré « plus un mot » mais les chiens qui ont fouillé nos ventres cherchent à nous trancher la langue pour que nous ne soyons plus que des bouches cousues, eh bien non, ça suffit, il faut parler, crier ! Crie avec moi, on est vivantes, on a le droit de crier pour nous et pour celles qui n'en ont plus la force ! ».
Et Pavloff ajoute : Le temps de demander des comptes est venu.

Reconstruire un pont, c'est un très beau symbole, mais il est plus difficile encore de recommencer à vivre ensemble. Après toutes les violences et toutes les vengeances, comment continuer à exister ? Oublier, pardonner, surmonter ? Le doit-on ? Y arrive-t-on jamais ? Des questions douloureuses sont au cœur de ce roman nécessaire et courageux. Franck Pavloff poursuit avec toujours plus de force et d'efficacité un parcours qui compte déjà une vingtaine de titres.

Serge Cabrol 



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Editions Albin Michel
270 pages
17,50 €





*Matin brun est une nouvelle (très largement diffusée depuis 1998)
où la montée de l'intolérance et du fascisme est symbolisée par l'interdiction de posséder un chien
qui ne soit pas brun.
Au cœur de ce texte,
le mécanisme d'acceptation de l'inacceptable. Quand le personnage commence à se poser la question de la désobéissance ou de la révolte, il est déjà bien tard...


Editions Cheyne
12 pages
1,00 €