Patrick PÉCHEROT

Soleil noir



Félix, chômeur de cinquante ans dans une impasse existentielle, sociale et sentimentale, passe son temps au bistrot à descendre des bières avec d'autres bras cassés. Soudain la chance semble lui sourire, un vieil oncle qui l'a élevé comme un fils et à qui il doit ses plus heureux souvenirs d'enfance, l'a fait légataire d'une vieille maison dans une petite ville du Nord.

La nouvelle est commentée abondamment, on lui pose des questions et au retour de l'enterrement, quatre compagnons de comptoir l'y attendent déjà :
Simon, ancien taulard, « truand à idées » sur le retour, rêve d'un dernier casse pour finir ses jours tranquillement.
Brandon, rappeur révolté, surdoué de l’informatique isolé du monde par les écouteurs de son MP3 scande : « Solide est se taire / Solitaire / Sous les flots se perd la terre / Homme de peu ou de pierre / Fais ta guerre / Fais-les taire. [...] Ce qu'il aime c'est les mots retournés comme des sacs plastiques et les phrases tailladées au cutter. »
Zamponi, artisan endetté, « petit patron coincé aux entournures » et plein de rancœur qui, à tous, présente la facture.
« Derrière ses Ray-Ban à la Starsky et Hutch c'est Manu [qui] enquille les babies avec la régularité d'une pendule, mais il a passé le cap de l'ivresse depuis la nuit des temps. Trente ans plus tôt vous auriez pu lire son nom à l'affiche d'un gala de boxe à Bezons. »

S'ils se sont réunis dans cet endroit discret, sous couvert de travaux orchestrés par Zamponi sur la vieille maison, ce n'est pas pour se mettre au vert. Simon et Manu appartiennent au milieu, les autres sont des occasionnels qui, poussés par les aléas de la vie, ont été recrutés pour l'occasion mais tous projettent ensemble un casse qui leur rendra la vie meilleure. Panel, somme toute, très ordinaire : en 2007, la Direction centrale de la police judiciaire recensait, dans les rangs des braqueurs, 11% de chômeurs, 11% d'employés, 6% d'ouvriers...

Cette belle assemblée de branquignols se débat dans une société qui les pousse tous vers les marges et ils jouent ici leur dernière carte. Ils disposent de quelques semaines pour, sous couvert du rôle d'ouvriers du bâtiment, se fondre dans le décor de ce monde post-industriel déserté avec ses commerces abandonnés et ses corons murés, où il ne reste que des souvenirs. Leur but ? Préparer leur coup tranquille et exploiter l'opportunité offerte par cette petite route utilisée tous les jours par les convoyeurs de fonds, juste sous leurs yeux.
Le chauffeur Maurice, aux rêves trop grands pour lui, avec «  ses moustaches à la gauloise, ses lunettes au mercure sur son gros nez et le képi qui lui donne l'air d'un playmobil quand il voudrait ressembler à un terrible flic américain » sera le complice idéal.

Simon, la "tête pensante" de ces braqueurs à la petite semaine s'imagine avoir tout prévu mais l'attaque sauvage, à Valence, d'un convoyeur déclenche une grève surprise qui compromet tous ses plans. Comment aurait-il pu prévoir une grève des convoyeurs qui revendiquent un salaire en correspondance avec les risques qu'ils encourent et qu'ils défileraient sur la route en scandant : «  pour du pognon, cow-boys chair à pognon » ? Quand la poisse vous colle depuis toujours aux basques et qu'on a sur soi en permanence un ticket pour la taule, il ne faut pas miser sur le coup du siècle mais, même si « une impression d'inéluctable vous envahi comme un malaise, [...] quand les dés sont jetés, il faut les boire »...

Pendant ce temps suspendu aux revendications syndicales, les hommes désœuvrés se retrouvent chez Pinto, le vieux bar-restaurant ouvrier aux pichets de rouge et bourguignon fumant servis sur nappes rouges à damier, redonnant aux lieux une seconde jeunesse. «  Ici on a toujours eu le cœur dans les marmites ».

La presse s'en mêle, les curieux rappliquent, les vieux reviennent s'en jeter un ou plusieurs, et la ville reprend vie de façon inespérée. Un jeune couple achète même la vieille boulangerie fermée de longue date et le bonheur semble si fort revenir qu'on voudrait y croire même si on pressent déjà que ce ne sera sûrement qu'un feu de paille.

Félix, le narrateur, pendant cette parenthèse imposée, découvre dans les affaires du vieil oncle la photo d'une jeune Polonaise et de vieux journaux des années 1930. Par affection et pour occuper son temps, il mène alors, avec son fidèle ami d'enfance devenu prof d'histoire, une enquête sur l'histoire du coin et celle du vieil ours célibataire. « Remonter le cours du temps, c'est une façon d'arrêter les aiguilles. » Chercher à connaître et comprendre le passé c'est aussi continuer à vivre quand tout échappe à l'entendement et que la peur vous tiraille le ventre. Il découvre alors l'expulsion en masse par les autorités des mineurs polonais, cette main-d’œuvre pas chère et dure au labeur que l'état français avait accueillie après la Guerre « quand le textile avait besoin de mains, les champs de bras, les mines de gueules noires » et s'attache au sort de la belle Anna. Les fantômes du passé entrent dans la danse, apportant avec eux la mémoire des amours, de disparition mystérieuse et du sort tragique de ces émigrants polonais expulsés dans les années trente. Quant au casse, les dés en sont jetés depuis longtemps et tout cela, bien entendu, ne peut que se terminer dans la violence définitive du désespoir.

Cette histoire de braquage aux dialogues alertes à la façon d'Audiard, tragique et truculente tour à tour, apparaît vite comme un prétexte. Ce n’est pas tant la réussite ou non du casse, que l'on sent voué dès le départ à la catastrophe, qui tient en haleine. Le suspense arrive petit à petit, là où on ne l'attend pas, dans la recherche apparemment secondaire du passé du défunt. L'occasion pour l'auteur de conjuguer chronique sociale (vie du bistrot et du village assoupi puis ressuscité, pouvoir des médias, conditions de travail des ouvriers hier et aujourd'hui) et contexte historique (disparition de la jeune Polonaise conjuguée à l'histoire passée et occultée de ces expulsions massives). Toute ressemblance...
« Il est frappant de relire ce qui s'écrivait dans les années trente sur les "Polacks" ou les "Ritals". On y retrouve à peu de chose près les mêmes stéréotypes sur le caractère prétendument illusoire de leur intégration. Pourtant, on pouvait difficilement faire plus catholiques. Autre similitude : le recours aux expulsions. A la fin des années trente, elles étaient massives et frappaient y compris des gens en situation régulière. Les premiers immigrés à avoir connu les charters (à l'époque, il s'agissait de trains) sont les Polonais. Sur les 150 000 qui, de 1931 à 1935, sont repartis chez eux, près de 70 000 ont été expulsés. Le gouvernement venait de promulguer des lois sur la protection du travail national, une forme de patriotisme économique avant l'heure » explique l'auteur dans une interview.

La grande force du roman réside dans ses personnages : tous sont croqués à vif dans leurs doutes, leurs déroutes, leurs rêves, leurs défauts, leur bêtise parfois, mais surtout leur profonde humanité. La fine équipe constituée par le hasard des rencontres de bar, dans son hétérogénéité, esquisse un tableau saisissant des laissés-pour-compte de tout poil capables du pire pour simplement exister. Rouge, impairs et manques, les jeux sont faits. Les seconds rôles (bistrotiers, résidents du foyer de personnes âgées, jeune journaliste en CDD, amis d'enfance du vieil oncle) sont aussi attachants et soignés que notre bande de braqueurs. Dans cette histoire collective, aucun n'est complètement innocent mais une part de chacun nous touche et, sous l'éclairage de ce soleil noir qui accompagne leurs pas, ils sont et parlent juste.

Patrick Pécherot mise sur l'ambiance, le sens de la formule et la nostalgie, pour nous offrir un polar à l'ancienne, poétique et vif, plein d'humour et profondément social. Un bal des "pas de chance" avec un (vrai) squelette dans le placard et l'ombre de l'histoire qui rôde et frôle notre présent pour alimenter, via l'engrenage du polar, notre conscience. Un très bon roman, une page d'histoire truffée de réflexions politiques sous habit de farce et de récit d'action. A ne pas manquer, assurément.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/03/08)    



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Noir & polar







Editions Gallimard
Série Noire
294 pages - 16,90 €





Photo © Luc Peillon

Site de l'auteur :

www.pecherot.com





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