Arturo PÉREZ-REVERTE

Le peintre de batailles


Arturo Pérez-Reverte a été, de 1973 à 1994, correspondant de guerre pour le quotidien Pueblo puis pour la chaîne de télévision publique TVE, présent partout où les conflits faisaient rage, Liban, Salvador, Tchad, Libye, Mozambique, sans oublier la guerre du Golfe et celle de l’ex-Yougoslavie. Il y a douze ans, il décide brutalement de tout arrêter pour tenter de retrouver la paix en se consacrant à l’écriture. Il publie quinze livres, des polars (dont le best-seller Le tableau du Maître flamand), des romans historiques ou maritimes, avant d’oser aborder les thèmes qui le taraudent : manipulation des images, perte de l’innocence, force de l’art sur la vie, banalisation de la violence. Aujourd’hui, c’est l’heure de ranger les armoires, je suis arrivé à l’âge de la mémoire, dit le romancier espagnol. Avec Le peintre de batailles, il revient donc par la fiction sur son passé de reporter de guerre, s’interrogeant sur sa responsabilité morale et les règles cachées qui ordonnent le monde.

Faulques, célèbre photographe de guerre qui a couvert les guerres du globe pendant une trentaine d’années en récoltant de nombreux prix internationaux, vit retiré dans une ancienne tour de garde, à flanc de falaise, dans le sud de l’Espagne. Rattrapé par la maladie, ébranlé par la mort de son amante Olvido Ferrara, morte sous ses yeux sur la route de Borovo Naselje lors d’un reportage, il entreprend une ultime introspection. Quel rapport souterrain l’art entretient-il avec la guerre ? Ordonnant l’horreur et l’absurde qu’il cadrait avec son viseur, cherchant à représenter ce qu’il n’a jamais pu saisir vraiment avec son appareil photo, il entreprend le projet ambitieux de peindre sur les parois fissurées de son refuge « un panorama mural qui déploierait, sous les yeux d’un observateur attentif , les règles implacables qui sous-tendent la guerre – le chaos apparent – comprise comme simple miroir de la vie. » Une oeuvre picturale dédiée à la guerre, à toutes les guerres, celles qu’il a captées avec son appareil et dont les images lui reviennent en foule croisées à d’autres, plus anciennes, immortalisées par les maîtres de la Renaissance sur leurs toiles. Une guerre qui les résumerait toutes, l’essence, la vérité de l’humanité en guerre. Il cherche « la règle cachée qui ordonne l’implacable géométrie du chaos », reprend inlassablement les lignes, courbes et figures géométriques de sa fresque, espérant y trouver la clé pour y déposer la souffrance emmagasinée au fil des années. Au bout de ses pinceaux l’accompagnent l’ombre de la femme aimée et la voix féminine du guide qui de son bateau, chaque jour à la même heure, attire l’attention des touristes sur cette « ancienne tour de guet construite au début du XVIIe siècle pour défendre la côte en prévenant les villages voisins des incursions des Sarrasins » où vit « un peintre connu qui en décore l’intérieur d’une grande fresque. »

Un jour semblable aux autres, sa retraite est troublée par la visite d’Ivo Markovic, ex-soldat immortalisé par l’objectif du photographe lors de la débâcle devant les Serbes. Le cliché, passé à la une de tous les magazines, valut à l’artiste un prix et une reconnaissance internationale et au "sujet" croate d’avoir été torturé, emprisonné et d’avoir perdu femme et enfant lors d’un massacre. L’homme dont le destin a été ainsi tragiquement bouleversé par cette publication, s’est lancé depuis sa libération dans une longue traque pour retrouver celui qui en lui volant son image lui a volé son avenir. Il est là aujourd’hui en face de lui pour remonter à la source de la photo fatale, essayer de comprendre et réclamer des comptes.

Commence un huis clos oppressant entre ces deux hommes que tout oppose, origines, souffrances et culture, mais que le destin a liés et qui seuls peuvent s’offrir l’un à l’autre une sorte de paix. Pendant plusieurs jours, Faulques et Markovic vont égrener les souvenirs d’un passé semblable à un champ de mine et tenter de trouver un sens au tumulte du monde. Ils prennent le temps de se rencontrer, fument, boivent, parlent des guerres qui ne sont que « la vie menée à son paroxysme » car « il n’y a rien entre elles que la paix ne contienne déjà en doses plus réduites », du rapport ancien et obscur de l’homme à la guerre et à sa barbarie, de l’engagement, du courage, de la douleur, des horreurs qu’ils y ont vues, commises ou subies, tour à tour victime ou bourreau.

Ils se disent la vie, l’amour, la mort, dans un ultime moment de partage.

Ils discutent aussi de photographie, de peinture et on apprend ainsi que « les célèbres image de R. Capra… devaient leur intensité dramatique à une erreur de laboratoire… », on découvre le genre pictural dit "de batailles" car « l’ex-photographe de guerre avait passé des jours entiers devant chacun des soixante-deux tableaux de batailles qu’il avait sélectionnés sur une longue liste qui comprenait dix-neuf musées d’Europe et d’Amérique ».

A travers cet étrange face à face, l’auteur pose le problème du regard, de la puissance et des limites des images. Il soulève la question de l’éthique du métier de reporter de guerre « dans un monde où l’horreur se vend comme de l’art, où l’art naît déjà avec la prétention d’être photographié, où vivre en compagnie des images de la souffrance n’a aucune relation avec la conscience ou la compassion » et ne donne plus rien à comprendre, à une époque où la mort s’achète, se vend, s’étale à longueur de pages et d’écrans, où "le choc des photos" est devenu la règle, où la civilisation de l’information nous transforme tous en voyeurs, où on attribue des prix aux photographie de presse les plus "remarquables". Intellectualiser l’horreur permet de l’accepter. « J’étais à Sarajevo, la guerre était ma chasse, chaque jour nous mettions nos gilets pare-balles, allions à la ville ancienne et attendions que ça commence. Alors on filmait les gens, les enfants, la mort… Hijos de puta professionnels. Honnêtes, on croyait payer le prix à notre manière, en renonçant à notre vie personnelle. Le prix pour être à la télé, gagner de l’argent… »
Le photographe, le peintre peuvent-ils être neutres, extérieurs à ce qu’ils donnent à voir ? Est-il possible d’être témoin d’atrocités, d’en vivre, sans en devenir complice ? Le photographe est-il responsable des répercussions que sa photo peut provoquer ?

C’est sa propre expérience, chargée de malaise, de dégoût, d’interrogations sur la confrontation de l’art à la violence que Pérez-Reverte nous raconte ici à travers son personnage. Il maîtrise parfaitement l’art de prendre son lecteur par la main de bout en bout de son récit et nous rend complice de sa quête de vérité et de rédemption en nous mettant à la place de Faulques dans une réflexion qui va fouiller jusqu’au fond de nous comme de lui-même.

Un sujet original traité avec érudition, intériorité et humanité. Un roman violent comme les scènes de guerres elles-mêmes, tragique à la mesure de l’histoire contemporaine, magnifique d’intensité et de désespoir, intimiste et sombre où plane l’ombre et les obsessions de l’auteur. Un texte riche, personnel, intelligent et résolument superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(23/06/07)    



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Editions du Seuil
282 pages - 22 €

Traduit de l'espagnol
par François Maspero










Né en 1951, Arturo Pérez-Reverte a été grand reporter et correspondant de guerre pendant vingt et un ans. Devenu romancier, ses livres sont traduits en 34 langues et plusieurs sont adaptés pour le cinéma.

Pour en savoir plus, vous pouvez visiter son site officiel (en espagnol).

www.capitanalatriste.com







Couverture de
l'édition espagnole