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Atiq RAHIMI


Syngué sabour
Pierre de patience


Un homme et une femme quelque part en Afghanistan...
La femme veille son mari, un moudjahid "soldat de Dieu" plongé dans le coma par une balle perdue. Elle lui essuie le front, règle son goutte-à-goutte et cale sa respiration sur lui en lisant les versets du Coran chapelet en main. Une figure de pietà moderne sur fond de guerre d'Afghanistan. Parfois aussi, sans même savoir s'il l'entend, elle s'adresse à lui comme à cette pierre de patience « Syngué sabour » à qui l'on confie malheurs et pensées que l'on n'ose révéler aux vivants jusqu'à ce qu'un beau jour elle éclate libérant celui qui s'est donné.

Mais au fur et à mesure l'audace la prend, le récit dérape et elle se met à parler vrai, déverse ses pensées les plus secrètes en un flot de paroles âpres, ose des mots interdits et rebelles. Elle s'insurge, apostrophe Dieu, règle ses comptes avec ce héros vaincu par sa fierté de mâle, son obscurantisme religieux et sa haine de l'autre, ce mari qu'elle a si peu vu et pas aimé. Elle dénonce cette société qui renie les femmes. Elle insulte les hommes, leur guerre et leurs chimères. La femme sous les bombes se laisser aller, déballe ses rancœurs et les secrets de toute une vie. Une explosion totale où même la nuit de noce ratée et les frustrations sexuelles font surface. « Dehors, des coups de feu, des pas précipités, des gémissements, puis à nouveau le silence. Dans une solitude de fin de monde, la femme se dévoile, se révèle à elle-même, prend conscience de son corps, égrène non plus le nom de Dieu mais ses souvenirs, ses rêves avortés, son mariage forcé, sa sœur vendue à un vieillard, l'honneur de la famille fondé sur l'intransigeance, l'arbitraire, et puis ces guerres fratricides qui n'en finissent jamais... »
Dans ce huis clos, elle ose enfin s'affirmer en tant que femme.

Mais la guerre continue et dans les parages de jeunes soldats bien vivants pillent, tuent des civils à l’occasion, violent les femmes demeurées seules tandis que par le haut-parleur de la mosquée voisine, le mollah débite inlassablement ses diktats.

Un jour, ivre de colère devant la brutalité des hommes en armes, l'épouse pour les provoquer se fera passer pour une putain. « Je vends ma chair, comme vous vendez votre sang. » Après leur départ « Un sourire de triomphe s'esquisse sur ses lèvres sèches. [...] J'étais obligée de lui dire ça, sinon, il m'aurait violée. [...] Pour les hommes comme lui, baiser une pute, ce n'est pas un exploit. Mettre sa saleté dans un trou qui a déjà servi avant lui des centaines de fois ne procure aucune fierté virile. [...] Les hommes comme lui ont peur des putes. [...] Violer une pute, ce n'est pas un viol. Mais violer la virginité d'une fille, violer l'honneur d'une femme, voilà votre credo! »
Plus tard, elle ira même jusqu’à faire l’amour avec un des jeunes combattants, à côté du « cadavre vivant » de son mari caché dans l'alcôve, lui disant ensuite : « Tiens, voilà ton honneur baisé par un jeune de 16 ans ! [...] Ton honneur n’est plus qu’un morceau de viande ! Toi-même tu employais ce mot. Pour me demander de me couvrir, tu me criais : cache ta viande ! En effet, je n’étais qu’un morceau de viande où tu enfonçais ta sale bite. Rien que pour la déchirer, la faire saigner ! »
La femme docile et silencieuse s'octroie toutes les libertés, s'en prend à l'hypocrisie religieuse, à l’oppression conjugale, familiale et sociale, devient violence et finit par révéler même l'inacceptable.

Un superbe hommage au combat d'une femme, murée depuis sa naissance dans le silence et la soumission, symbole de l'épouse musulmane face à l’intégrisme et au fanatisme qui, accouchant des mots qui l'étouffent, soulève le voile de l'oppression et de la violence. L'auteur s'immisce dans sa peau, met à nu ses souffrances, libère ses paroles de rage et de désirs et lui rend sa dignité. Il en fait une tragédienne antique tout à son requiem incantatoire, obsédant, mêlant amour et haine pour faire place à un fantastique hymne à la liberté. Le malaise va croissant mais simultanément se dégage une force qui emporte et dépasse le désespoir et l'absurdité du monde.

Dans ce récit, premier roman écrit directement en français, l'auteur aborde le rivage du réalisme avec une écriture sèche, dépouillée, des phrases courtes souvent nominales et répétitives, un langage cru, qu'il mâtine avec un lyrisme poétique où persistent encore des traces de sa culture persane. Il s'appuie sur un rythme lent qui parfois dans la violence s'emporte.

Ce quatrième livre du romancier et réalisateur afghan Atiq Rahimi est un roman d'une stupéfiante intensité, dur et émouvant où la poésie se conjugue à la fureur de l’histoire.
Par ce huis clos captivant empreint de violence autant que de paix où le corps trop souvent bafoué reprend ses droits, à travers cette confession et ce flot de paroles libératoires sans concession et bouleversant, l'auteur semble révéler l'âme même de son pays et de ce qui en nourrit la tragédie.
Un conte envoûtant d'une grande beauté qui sait magnifiquement dire le monde musulman dans sa richesse, ses errances et ses drames. Superbe, absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(26/09/08)    



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Lectures











Editions P. O. L.

128 pages - 14 €


Prix Goncourt
2008









Atiq Rahimi
,
né en 1962 à Kaboul, quitte l'Afghanistan pour le Pakistan en 1984 à cause de la guerre, puis obtient l'asile politique en France où il passe un doctorat de communication audiovisuelle à la Sorbonne. Il réalise des films documentaires et, en 2003, tourne en Afghanistan son roman Terre et cendres (publié en 2000 et traduit dans plus de 21 pays). Le film obtient au festival de Cannes le prix "Regard sur l'avenir".