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Yves RAVEY


Enlèvement avec rançon



Deux frères se retrouvent après une séparation de longue durée. Max est comptable dans la même entreprise d'emboutissage depuis vingt-deux ans, quand son aîné, Jerry, a choisi depuis longtemps de tout quitter pour l'Afghanistan où il mène une vie pleine de mystère. Leurs retrouvailles n'ont rien d'une réunion de famille. C'est une affaire d'enlèvement aux perspectives fort lucratives qui les réunit ici. Max est venu chercher Jerry au train pour l'aider à passer, en fraude, à skis, la frontière suisse. La présence de Jerry doit rester la plus discrète possible...

L'otage prévu est une jeune femme nommée Samantha et celui à rançonner d'un demi-million d'euros pour la libérer n'est autre que son père, Salomon Pourcelot, gros industriel, accessoirement patron de Max. Un employeur peu estimable qui se prépare à fermer boutique en renvoyant les nombreux ouvriers étrangers travaillant chez lui, notamment syriens, sans le moindre salaire. Le plan minutieusement préparé par le duo, Jerry en capitaine rendu invincible par son "Desert Eagle. Calibre 50 Magnum, fabrication israélienne" et Max en pisteur local angoissé et prudent, semble solide et sans risque. S'ils n'ont a priori rien de professionnels du gangstérisme, les frangins semblent déterminés et bien organisés.

Le rapt se déroule au petit matin comme prévu et l'otage est bouclé dans la maison familiale où Jerry assurera sa surveillance. Max, lui, prend son vélo pour se rendre, comme tous les autres jours, à son bureau. Dès son arrivée à l'usine, le patron informe son comptable qu'une dette de jeux l'oblige à réunir sur le champ un demi-million d'euros et qu'il lui faut, en complément du capital abrité dans son coffre-fort personnel, retirer par anticipation à la banque la somme prévue pour le paiement des salaires du mois, pour atteindre le total voulu. Max s'exécute bien volontiers. La demande faite à son retour par Max à la secrétaire de découper deux ramettes de papier au format des billets et de les mettre dans deux sacs de sport dans son bureau, étonne un peu, voire sent l'entourloupe, mais notre homme semble si peu hardi que le lecteur en déduit que cette fantaisie doit faire partie du plan initial et trouvera sens plus tard.

Quand Max revient à la maison, sa bonne humeur en prend un coup. Entre les deux frères aux caractères antagonistes, séparés depuis si longtemps qu'ils sont presque devenus des étrangers l'un à l'autre, la tension monte dangereusement. Face à Jerry qui frime en évoquant des "frères d'armes", des "réseaux dormants" et une "ceinture d'explosifs", Max, revient de façon quasi obsessionnelle à ses propositions de visite à la mère malade à la maison de retraite ou de passage au cimetière sur la tombe du père. Le fossé n'en finit pas de se creuser entre eux et c'est du bout des lèvres que l'aîné, qui se positionne en chef et semble le cerveau de l'enlèvement, mange les œufs au lard préparés par son cadet ou répond à ses légitimes questions (Pourquoi avoir quitté la maison familiale pour l'Afghanistan il y a vingt ans ? Comment vit-on là-bas ?...). Devant cette attitude qu'il interprète comme de la défiance ou du mépris, Max passe alors aux reproches. Est-ce normal qu'il soit seul à supporter la charge de leur mère ? Un fils peut-il raisonnablement ignorer jusqu'à l'emplacement même où son père est enterré ? Pourquoi tant de mystères sur sa vie et tant de mépris pour la famille restée ici ? Pour arranger le tout, une immédiate complicité semble s'être tissée entre la belle otage – celle-là même dont le comptable séduit a tenté à plusieurs reprises mais sans succès d'attirer l'attention dans le cadre de l'usine – et son étrange geôlier venu d'ailleurs. Un coup de canif de trop dans une affection fraternelle déjà bien malmenée.

Le lendemain, les ravisseurs cagoulés et leur otage se rendent à la scierie à l'extérieur de la ville où l'échange a été fixé avec Salomon Pourcelot. C'est Jerry qui, avec son autorité et sa violence froide, fait la transaction. Réglo. Avant de se sauver avec le pactole, les deux voyous enferment père et fille ligotés dans leur voiture arrosée d'essence pour se ménager un temps de fuite suffisant.

Il ne reste plus qu'à faire le partage du magot avant que Jerry quitte au plus vite les lieux du crime. L'homme qui doit repartir par le dernier train du soir, aperçoit lors de son arrivée en gare, des hommes suspects arpentant les quais. Suffisant pour rebrousser discrètement chemin et regagner avec son frère leur maison. Les deux malfrats y planqueront leur butin en se donnant le temps d'envisager une alternative d'éloignement moins risquée. Jerry décidera finalement de rester caché dans les parages dans l'attente de l'aide d'un "frère d'armes" rencontré à Peshawar...
Ce premier accroc au scénario va changer bien des choses. Tout va dorénavant s'accélérer : les découvertes se multiplient, les masques tombent, les comptes se règlent, la trahison et la mort y prennent différents visages...
C'est sur un retournement de situation assez rocambolesque que le récit prend fin.

Enlèvement avec rançon se présente comme un roman noir classique, revu et corrigé par Yves Ravey et son style énigmatique et minimaliste. Simultanément au rapt décrit très concrètement en temps réel, c'est à un règlement de compte familial en bonne et due forme que l'on assiste. Par les descriptions d'objets, de voitures, par la précision des décors, par la restitution sans le moindre commentaire des mouvements et des actions, l'auteur parvient à nous faire pénétrer d'une manière très personnelle le quotidien de ses personnages mais aussi leurs désirs et sentiments cachés. Et il y a des réminiscences du conflit opposant Caïn et Abel, entre ces deux-là.

Yves Ravey témoigne ici d'un art confirmé de la suggestion. L'écriture elliptique et épurée, l'usage de phrases courtes et sèches faussement simples et banales, donnent, par contraste, plus d'effet aux violences sociales, économiques, familiales suggérées (plus que véritablement exposées) par l'auteur. Difficile de ne pas supposer, dans le flou volontaire dont Jerry nimbe sa vie et ses luttes en Afghanistan, quelques exactions terroristes en écho perverti de l'attitude résistante du père cachant pendant l'Occupation, derrière les menuiseries de la maison, des fusils et des caisses pour les Forces Françaises Libres.

Enfin, le récit déraille, surprend, ne va jamais là où on l'attend. Ce faux polar miné de faux-semblants, de non-dits, de chausse-trapes et d'ellipses joue impunément à déstabiliser son lecteur. Celui-ci est certes vite conscient que ce qu'on lui donne à voir sert de leurre et occulte ce qu'il devrait savoir mais ne parvient ni à anticiper les pièges, ni à deviner les fausses pistes. Prisonnier d'une lecture des péripéties de ces antihéros au premier degré, il se retrouve alors manipulé par l'auteur comme les ouvriers par leur patron, celui-ci par les deux gus et ceux-là l'un par l'autre...

Un livre sous tension où les motivations de chaque protagoniste restent ambiguës, où les rapports humains sont biaisés, où le pire semble toujours tapi dans l'ombre. Du bel ouvrage.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/08/11)    



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Editions de Minuit

144 pages - 13,50 €








Photo © Hélène Bamberger
Yves Ravey,
né en 1953, est l’auteur d’une vingtaine de romans et pièces de théâtre.






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