Retour à l'accueil






Julie RESA


Le camion blanc



La narratrice, issue d'un milieu bourgeois, classique et catholique, vient de vivre une année difficile conjuguant un deuil, celui de sa mère disparue d’une maladie fulgurante à la veille de prendre sa retraite, et la naissance de son premier enfant. Elle a décidé de passer son congé maternité chez son père, dans son village natal. S'éloigner de l'agitation parisienne, trouver un peu de calme pour se remettre de ce trop plein d'émotions, prendre le temps de dire adieu à sa mère lors de ses fréquentes visites au cimetière et celui d'apprivoiser le nouveau-né.

Mais le manque de sa mère à cette période où elle-même est devenue maman à son tour ne se comble pas et elle ne parvient pas à établir vraiment un lien avec ce bébé qui pleure et lui semble étranger. Du coup son moral s'effondre, elle doute de ses capacité maternelles, la perspective de reprendre son travail l'effraye, les relations avec son mari, fragilisées, ternes, lui font craindre le désamour ou l'ennui qu'il pourrait ressentir à vivre auprès d'elle.
« Dans un film, Karin Viard comparait l'amour à un lavage en machine. L'actrice se plaignait d'en être à la phase essorage : ça ronronnait doucement. Elle avait l'impression, quant à elle, d'être arrivée à la position stop. Elle était lessivée. »

Son père, notable encore vif auprès duquel elle est venue chercher refuge, semble quant à lui plus préoccupé par l'avenir et les élections locales que par l'évocation du passé et le nouveau statut de sa fille. Histoires de femme, pense-t-il probablement.

La jeune mère se retrouve donc seule face au gouffre et tout est en place pour qu'une petite contrariété prenne des proportions déraisonnables. Le grain de sable prend la forme d'un camion blanc. Quand cette chose monstrueuse qu'elle considère « défigurer son paysage » ose stationner devant l'imposante maison de maitre construite au XVIIIe siècle, fait totalement inenvisageable à l'époque où sa mère était vivante, elle craque. A qui appartient cet utilitaire Mercedes à la remorque déglinguée qui lui gâche la vue alors qu’il y a des parkings municipaux à coté ? Pourquoi s'est-il justement garé là ? De quel droit y reste-t-il des semaines entières ? Comme doué d’une vie propre, le vieux camion semble narguer la jeune maman.

Peu à peu, l’énervement la gagne et le véhicule rouillé en stationnement va focaliser toute son attention, cristalliser ses angoisses et ses rancœurs. Perdue, elle s'accroche à cette présence de façon obsessionnelle et déloger l'intrus devient son seul but. Elle ne pense plus qu’à ça, ne parle que de ça et se lance, de façon mesquine et ridicule mais avec l’énergie du désespoir dans un simulacre de guerre contre cet élément étranger inacceptable. Elle tente tout : porter plainte, téléphoner aux gendarmes, tenter un contrat avec des voyous pour sa destruction, passer elle-même aux actes, comme si sa survie dépendait du départ du camion blanc honni.
« Pourquoi avait-elle gâché ainsi son congé maternité ? Elle se consolait : n'aurait été ce camion, son esprit à la dérive aurait trouvé autre chose. Les petits tracas permettent d'oublier les gros. De vivre, tout simplement. »

Premier roman de Julie Resa, Le camion blanc est un texte qui décrit avec justesse une femme au moment où sa vie bascule de l'enfance à la maternité. On la voit perdre pied entre baby blues et deuil maternel non fait et, malgré l'absurdité de son obsession et de la situation, le lecteur perçoit la douleur authentique de cette enfant pas grandie, surprotégée, quand elle s'enfonce dans la dépression. Malgré son côté capricieux et son total égocentrisme, elle en devient par instant si touchante (proche ?) qu'on ressent à son égard une certaine compassion. Qui a dit que devenir mère était naturel et facile ? Se remet-on jamais totalement de la mort de sa mère ?

Derrière le combat insensé de l'héroïne contre cet objet inanimé et impersonnel qui vampirise sa vie, derrière l'histoire de son dérapage et de sa sortie provisoire de la route du réel, se cache surtout l'angoisse du "jamais plus". On peut lire Le camion blanc comme une parfaite métaphore du deuil, avec ses étapes de rejet, de colère, puis d'acceptation. Avec ou sans camion blanc, plus rien ne pourra être désormais comme avant. Entre la mort de la mère et la naissance de la petite fille, c'est la transformation irréversible de la fille orpheline en mère qui s'opère, dans la souffrance mais sans appel. « L'impression d'être dans la seconde partie de sa vie. Quand on se rend compte qu'on ne sera plus jamais heureux comme avant. Mais avant, on ne le savait pas. »

Ce roman court (90 pages seulement) est dense. Construit en plusieurs strates, il en dit bien plus qu'il n'y paraît. Au-delà des sujets premiers de la maternité et du deuil, c'est l'ensemble des sentiments humains, l'amour, la peur, l'ennui, la difficulté d'être et de grandir, celle d'accepter les autres dans leur différence, qui se retrouvent sous les projecteurs soumis à la question.
Parfois aussi, l'affrontement muet, sournois, violent entre la femme, le camion et son propriétaire, prend des allures larvées de lutte de classe.

Le ton utilisé pour narrer cette folie ordinaire est juste et simple. Le style est minimaliste mais précis, le rythme alerte. La romancière évite adroitement le grotesque pour privilégier la carte de l'humour, adopte une position de neutralité bienveillante et respectueuse envers son personnage, sait au fil des pages entretenir, par le décalage opéré, un sentiment de suspension du temps qui ferre le lecteur et confère au roman une originalité vraie.
On est ému, surpris, séduit. Un auteur à suivre.

Dominique Baillon-Lalonde 
(24/03/10)   



Retour
Sommaire
Lectures










Editions Buchet Chastel

90 pages - 10 €







Julie Resa,
mère d’une petite fille de deux ans, est journaliste et vit à Grenoble, après une quinzaine d’années passées à Paris.