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Leïla SEBBAR

L'arabe comme un chant secret



Le père de Leïla Sebbar chante en arabe. Elle le revoit faire ses ablutions, visage penché sur l’eau claire qui s’en va, fluide, insaisissable comme le chant… C’était dans le texte publié dans l’ouvrage collectif Mon père. Retour sur la langue, sur le chant, son dernier livre L’arabe comme un chant secret poursuit la quête d’un espace dont elle ne garde que l’écho, reconnaissable et pourtant opaque, avec l’image rêvée du père et de la mère, tous les deux penchés au-dessus de la Garonne.

Leïla Sebbar trace et retrace le champ de l’enfance et de sa double origine. Elle y retrouve une « île idéale », qui est aussi le nœud d’un paradoxe. L’école dont son père, « instituteur indigène », est le directeur est celle de la France coloniale et colonialiste, celle-là même où enseigne sa mère, l’institutrice venue de France avec son mari. L’auteure remonte un par un les fils de l’inextricable, de ce qu’elle refuse de laisser à l’indicible. « Et moi, dans cette histoire de corps, d’âme et de langue ? Fille d’un victime et d’une bourreau… Prise au piège. Tourmentée. »

Elle écrit ce lieu clos où père, mère et enfants parlent ensemble le français. La mère, belle et élégante, polit ce français, attentive à l’erreur de prononciation comme au mot qui n’appartiendrait pas à la « bonne langue ». Les fillettes, vêtues de leurs jupes écossaises plissées, chaussées de leurs sandales de toile blanche, évoluent à l’intérieur de cette langue, frôlant le bruissement de celle du père, qui leur reste fermée. La langue du père est « calme, chantante ». Elle est ailleurs « langue joyeuse » dont l’enfant ne saisit que le relief. Mais elle se fait aussi stridence, quand les garçons lancent des injures sur le passage des trois sœurs dans les rues du village.

Les mots de la langue du père sont des sons, à jamais amputés de leur sens, coupés du chemin qu’ils auraient pu ouvrir vers la grand-mère, qui reste ainsi la mère du père, vers les tantes, sœurs du père. Le silence de la langue du père tourne l’enfant vers les mots écrits, ceux des livres, puis les siens dans les carnets qu’elle remplira d’histoires. « Fuguer dans la géographie physique et mentale pour échapper à la folie », écrit l’auteure. Les jeunes filles de la Colonie n’exigent-elles pas d’elle, au même moment, dans la langue de la mère, que l’enfant prouve qu’elle n’est pas la fille de son père ?

L’auteure cherche les mots qui écriront le corps du père et ceux qui diront l’espace perdu, celui qui est enfoui/enfui dans sa mémoire. Elle dresse la cartographie des lieux où, enfant, elle se déplace, entre la langue de la mère et le bruissement de l’autre langue qu’elle entend sans pouvoir en traverser l’épaisseur : la maison, l’école, à l’écart du centre où se trouve le village européen… C’est tout l’ordonnancement d’un paysage où se lit l’histoire politique avec la place assignée aux uns et aux autres. Seule « l’île idéale » y offrait à l’enfant le refuge des livres, dont ceux de la Comtesse de Ségur, avec la présence attentive du père et de la mère.

De manière très émouvante, Leïla Sebbar raconte dans ce livre comment elle a dû arracher au vide un « je » pour « naître à elle-même », comment elle est sortie du silence pour écrire l’histoire de son roman familial, celui d’hospitalités croisées, l’une donnée par un homme dans sa terre, l’autre donnée par la femme aimée dans sa langue. Sobre et puissante, son écriture reste toujours contenue.

Cécile Oumhani 
(13/12/07)    

Cet article est aussi publié dans le quotidien tunisien La Presse


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Ed. Bleu autour
80 pages, 10 €


www.bleu-autour.com



Pour visiter le site de Leïla Sebbar :
http://clicnet.swarthmore.
edu/leila_sebbar/








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