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Sheila KOHLER

Quand j'étais Jane Eyre


Ce roman biographique s'ouvre en 1846, alors que Charlotte Brontë est au chevet de son père qui se remet d'une opération des yeux. Ils sont dans une petite maison de location dont les rideaux doivent rester fermés pour éviter la lumière. Une infirmière qui loge dans une chambre au deuxième étage s'occupe des soins et des repas.
Charlotte a trente ans, n'est toujours pas mariée. A la lueur d'une bougie, dans la pénombre et le silence préconisés par le médecin, elle écrit Jane Eyre

Une alternance des points de vue entre les personnages rend le récit vivant et émouvant. Le père, pasteur, rêve et récite des psaumes sans savoir s'il va recouvrer la vue et, à soixante-neuf ans, se croit au bout du chemin. En fait, il dépassera les quatre-vingts ans et mourra après tous ses enfants. L'infirmière a faim et trouve que le budget nourriture n'est pas suffisant. La scène où Charlotte la surprend dans la cuisine, la nuit, en train de grignoter un reste de gigot, apporte une note d'humour et d'émotion.

Au fil des pages et des jours, nous suivons l'écriture de Jane Eyre et nous comprenons tout ce que Charlotte y transfère de son propre vécu.
Une fois le roman terminé, quand elle en proposera la lecture à son père, il se demandera quel peut bien être l'intérêt de ce texte. Qui donc voudrait lire les écrits de la fille d'un obscur pasteur, vivant dans un coin perdu du Yorkshire ? Et qu'est-ce qu'elle a bien pu raconter ? Que sait-elle, ayant vécu la plus grande partie de sa vie isolée, préservée, protégée dans son presbytère reculé, sans rien autour d'elle sinon la lande nue, ses sœurs célibataires, sa tante célibataire, une vieille servante ignorante, un frère délinquant et un père pasteur ?
C'est évidemment ignorer ou sous-estimer tout ce que la jeune femme a vécu, ressenti, supporté… La passion, la déception, l'humiliation, la jalousie, la douleur, la rage, tout ce qu'on retrouvera dans ses romans.

Sheila Kohler, par une subtile construction, émaillée de flash-back, fait revivre les six enfants du pasteur pelotonnés dans une chambre à la mort de leur mère, l'arrivée de la tante maternelle, le passage dans l'horrible pension où les deux sœurs aînées contractent la tuberculose dont elles meurent, l'expérience de gouvernante de Charlotte, considérée comme une domestique, méprisée, humiliée, puis la pension de Bruxelles où elle enseigne l'anglais, où elle est follement amoureuse du directeur qui l'aide à découvrir la littérature et l'encourage dans l'écriture mais qui refuse ses avances, la folie de son frère, Branwell, alcoolique opiomane qui met le feu à sa chambre, autant de situations, d'émotions qui vont nourrir les romans de Charlotte et ceux d'Emily et Anne.

Les trois sœurs ont déjà publié, à leurs frais et sans grand succès, un recueil de poèmes sous des pseudonymes masculins reprenant l'initiale de chacun de leurs prénoms et une partie du nom du vicaire de leur père : Curreer, Ellis et Acton Bell.
Maintenant, elles tentent leur chance avec leurs romans, tous dans le même colis : Le professeur de Charlotte, Les Hauts de Hurlevent d'Emily et Agnes Grey d'Anne. Les manuscrits refusés repartent tout de suite et le colis fait plusieurs voyages avant qu'un éditeur propose une publication mais pour deux romans seulement, ceux d'Emily et Anne. Charlotte est ulcérée du refus de son Professeur mais elle termine Jane Eyre et l'envoie à un autre éditeur qui l'accepte aussitôt. Jane Eyre paraît même un peu avant ceux de ses sœurs et remporte un immense succès. Une jolie revanche.

Quelques années plus tôt, elle avait écrit à Robert Southey, un poète qu'elle admirait beaucoup et qui lui avait accordé l'immense honneur d'une réponse. Ce ne fut que plus tard, dans la soirée, qu'elle lut, à la lueur vacillante de la chandelle, les mots du célèbre poète. Et quels mots terribles ! Ils resteraient à jamais inscrits au fer rouge dans sa tête. Cette lettre, il ne fallait pas la garder pour elle mais pour la soumettre au jugement de la postérité. "La littérature, avait-il la bonté de l'informer, ne peut et ne saurait être l'affaire d'une femme..."

Maintenant que Jane Eyre est publié et rencontre le succès, Currer Bell veut redevenir Charlotte Brontë aux yeux du monde.

Sheila Kohler poursuit son roman jusqu'à la mort de Charlotte en 1855, à 39 ans, quelques années après celles, très rapprochées, de son frère et de ses sœurs en 1848 et 1849. Aucun des six enfants Brontë n'aura atteint quarante ans…

La construction et l'écriture de Sheila Kohler donnent un livre passionnant, où l'on vit au plus près les émotions de Charlotte Brontë et la façon dont toute cette passion et toute cette souffrance nourrissent son écriture et se retrouvent dans la pension Lowood, chez Rochester (la folie de sa femme, l'incendie, l'amour impossible, la jalousie, l'humiliation de la gouvernante, la cécité et la vue recouvrée…) ainsi que dans les autres romans publiés ensuite. Un ouvrage comme on les aime, qui ouvre vers d'autres désirs de lectures, dont on sort en se disant qu'il faut absolument lire ou relire les romans de ces trois sœurs passionnées et déterminées dont on vient de partager le quotidien pendant quelques heures.

Serge Cabrol 
(06/01/12)    



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La Table Ronde
Quai Voltaire


272 pages - 20 €


Traduit de l'anglais
par
Michèle Hechter







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