Pierre SILVAIN

Julien Letrouvé colporteur



Julien Letrouvé est un enfant abandonné, « découvert mort-né à la corne d'un champ de seigle, recueilli au hameau, pourvu d'un nom, baptisé. » Pris par une paysanne sous sa protection, l'enfant grandit dans une "écreigne", pièce troglodyte éclairée par des chandelles. Jusqu’à son adolescence, il y passe ses nuits bercé par les chants des fileuses de laine et la lecture à haute voix de la matrone passionnée par les romans et contes de la "Bibliothèque bleue".

« Tandis que les femmes filaient, que la liseuse reprenait, plus souple et plus chatoyant que le leur, le fil du récit interrompu la veille, il jouait à la poupée avec l'épi de maïs aux longs cheveux pâles qu'on lui donnait pour l'occuper. Les mots aux mots s'ajoutant prenaient sens, il avait délaissé l'amusement puéril, une lumière, une pluie d'or allaient descendre sur lui, la fulgurance d'une révélation l'éblouir. Il écoutait. »

De là sa passion pour ces petits livres bon marché diffusés à travers la France qui firent la fortune de Troyes. A 15 ans, devenu homme, quand il doit quitter le giron des femmes, il devient donc presque naturellement colporteur. Un homme qui hante sa région de la Champagne-Ardennes pour vendre du rêve avec les petits livres bleus, uniquement cela puisqu’il se refuse à émarger à la corporation des porte-balles qui, par souci de rentabilité, mêlent aux livres « leur assortiment de fil, d’aiguilles, boutons, lacets et fanfreluches. » Les ouvrages que Julien transporte avec soin et amour, il en connaît l'odeur d'encre et de papier, sait en reconnaître les titres, mais ne peut les lire. Cela, personne ne lui a jamais appris.

Nous sommes en 1792, à la Révolution, tandis qu’à Paris les mécanismes qui mèneront à la Terreur s'enclenchent subrepticement dans une France assiégée de toute part. Les Prussiens, lorsque débute le roman, ne sont déjà plus qu’à quelques portées de fusil et la population locale, déjà, se jette sur les routes pour fuir l'ennemi. Julien Letrouvé, lui, à la grande surprise de son fournisseur n'abandonne pas ses activités et ne suit pas le mouvement d'exode. Sans peur aucune, incapable de cesser ses voyages et ses distributions devenus sa vie même, cet innocent « roux comme vignes en automne », bâti comme un bûcheron, affublé de mains larges comme des battoirs, cet éternel errant en quête de songes et d’identité poursuit donc sa destinée avec sa boîte à trésors.

A proximité de Valmy l’orage gronde. La pluie incessante transforme la campagne en bourbier et les armées enlisées, ravagées par la dysenterie sont exténuées. Notre homme y croise des scènes inquiétantes et violentes – « Un cheval égaré traversa le champ vide que fermaient au pied de la butte les lignes françaises, avec un hennissement terrible, coupé net à l’instant où un nouveau boulet l’atteignit. Il se dressa sur les jambes arrière puis d’un seul coup bascula sur le flanc. Du ventre ouvert, ainsi que d’entre les lèvres écartées d’une énorme bouche, du sang noir commença de dégorger sur l’herbe. » – qui rencontrent son incompréhension et provoquent son dégoût. Alors il fuit et se retranche vers la solitude protectrice de la forêt.

Il y trouve refuge dans une clairière qui «  comme l'écreigne, était un lieu clos, retiré, dont on ne soupçonnait pas l'existence ». C'est là que Voss, déserteur de l'armée prussienne, comme lui déboussolé et en quête de sens, le rencontrera. Contrairement à notre héros, le jeune soldat sait lire. Enfant, il a même eu la chance de faire une rencontre déterminante et inoubliable : le grand Voltaire. Les deux hommes s’apprivoisent, se dévoilent, l'Allemand francophile fait, cadeau suprême pour le colporteur, la lecture à haute voix. Une vraie fraternité, malgré les temps troublés, naît entre eux.

Mais, bien évidemment, la qualité de cette parenthèse n'aura d'égale que sa brièveté. La bêtise et l'horreur de la guerre dans leur marche obstinée, ne tolèrent aucune forme de liberté et de bonheur. Quand hommes et bêtes sont tués, les livres trop souvent finissent détruits par le feu. C'est donc seul et sans sa boîte à rêves qu'à la fin du roman Julien repartira hanter les chemins des campagnes dévastées.

Au centre de ce récit la guerre, bien-sûr, et la lecture elle-même. Les paysages de Champagne-Ardennes et les forêts, sublimés par la langue de l'écrivain, comptent parmi les principaux personnages de ce court roman, à la manière dont la nature sort de son rôle de décor pour faire sens dans les romans de Hubert Mingarelli. Le colporteur, lui, au-delà de sa propre densité, rayonne et fascine.

L'auteur joue subtilement, avec poésie, des rapports contrastés mais complémentaires entre l’obscurité et la lumière, la violence et l’innocence, la brutalité primaire et le rêve. Finalement, le lecteur, loin de se perdre dans les méandres et les détails de ce récit digressif nourri par une écriture simple mais recherchée, colorée, tout en nuances et en silence, s'oublie totalement dans ce voyage en littérature intense, profondément humain et lumineux.

Depuis 1960, Pierre Silvain est l’auteur d’une œuvre abondante, poétique, théâtrale et romanesque. Pour ceux auxquels ce nom avait échappé, on ne saurait que recommander la lecture de ce "grand" livre pour le découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/10/07)    



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Editions Verdier
128 pages - 11 €


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