"Les gens vont vers des pays éloignés. Sur un ciel couvert
de buée, ils voient surgir de nouvelles lignes d'horizon. [...] Des pays
entiers s'effondrent dans l'eau, c'est l'avenir qui sombre. Et toujours des
troupeaux d'hommes montent vers le nord. Avec leurs mensonges, leurs mesquineries,
leur obstination maladroite, leurs rêves tristes comme des chiffons."
La narratrice, elle-même d'origine indienne, est traductrice dans un centre
d'accueil pour demandeurs d'asile. C'est une jeune femme cultivée et
bien intégrée, qui a choisi à la fin de ses études
de rester en France, a pris ce travail par goût des langues.
Elle est payée pour écouter et traduire inlassablement les mêmes
questions précises et les mêmes réponses fabriquées
des "requérants", avec la neutralité la plus juste possible
pour permettre à l'enquêtrice, derrière les mots employés,
les hésitations ou l'application extrême, de débusquer la
vérité derrière les mensonges bien préparés
qu'on leur sert.
"Cette Europe même sous morphine le fait suffisamment rêver.
Comme les autres, il doit apprendre comment serrer les nuds de son récit,
le transformer en cotte de mailles qu'aucune interrogation ne pourra percer."
Une comédie bien rodée des deux côtés, avec son flot
continu d' immigrés pleins d'espoirs "obligés de mentir,
de raconter une tout autre histoire que la leur, pour tenter l'asile politique."
Un jeu truqué d'avance puisque "le besoin d'argent oblige ces
hommes à quitter leur pays et leur exil crée un autre bazar, celui
de la fabrique des récits, de faux documents.".
Elle, "d'un mot à l'autre, d'un geste à l'autre, devance
et démantèle leurs pions noirs."
L'interrogatoire mené par l'officier d'accueil avec l'aide du traducteur,
consciencieusement consigné dans le dossier personnel du candidat, est
un élément-clé pour la cour d'appel qui devra trancher,
accordant ou non l'asile politique. Jugement suprême, porte ouverte sur
une nouvelle vie ou bien condamnation à la clandestinité ou à
l'expulsion.
Si l'effacement et la distance requis pour cette pratique professionnelle correspondent
à la nature réservée de la jeune femme et lui permettent
assez bien de tenir ses émotions à distance, il n'en reste pas
moins qu'une certaine lassitude, voire de l'agacement, finissent par l'envahir
au bout du compte.
"Je n'hésitais pas à leur dire que leur Allah ne leur
avait jamais donné un coup de pouce quand [...] les passeurs leur avaient
extirpé des sommes faramineuses, le capital de toute une vie, quand leurs
semblables leur avaient vendu cher les récits, le package total, les
faisant travailler au noir, à demi-tarif, lorsqu'ils étaient comme
ils étaient, hommes nains, hommes coupés en deux, entassés
les uns sur les autres dans l'odeur âcre d'urine et de sueur, attendant
le sommeil comme l'ivresse."
A cela, s'ajoute la pression des collègues et des avocats qui souhaiteraient
qu'elle infléchisse la pratique de son métier, abandonnant sa
posture technique de la traduction littérale au profit d'une interprétation
humaniste et bienveillante des réponses, sachant à propos omettre
ou arranger ce qui pourrait nuire aux requérants, ajouter ce qui pourrait
les aider.
Elle se rend alors dans un centre social pour tenter de compléter son
regard avec une autre réalité. "Les anges de l'aide sociale
[
] savaient mieux que moi que la vérité est relative, que
mentir est relatif, que dans la lutte pour l'existence l'honnêteté
n'est qu'un luxe et qu'avant d'arriver au jour du jugement dernier , il y aurait
plusieurs tours de roulette russe où la vérité et le mensonge
, l'intégrité et la crapulerie se mêleraient et se confondraient.".
La traductrice n'en tire aucun apaisement, ni jugement.
Elle supporte de plus en plus mal le regard accusateur, méprisant ou
agressif de ceux que le fait même qu'elle appartienne à la gent
féminine indispose, décrédibilise ou heurte, l'attitude
implorante des autres, la puissance de la vague de misère tant économique
qu'intellectuelle à laquelle elle est journellement confrontée.
La jeune femme est parvenue à saturation. Le "désir de
hurler, de vomir des mots incompréhensibles, sales et violents"
envahit ses nuits, la laissant plus fatiguée au réveil qu'au coucher.
L'inconfort de sa situation paradoxale d'exilée traductrice mine lentement
son quotidien et finit par fragiliser son équilibre psychologique.
Seules la complicité qui la lie à Lucia, sa chef, et l'attirance
qu'elle ressent pour elle, l'empêchent de craquer et de tout lâcher.
La fréquentation éphémère des hommes aussi, dans
les bras desquels elle se réfugie quand le fardeau devient trop lourd,
que son cerveau "débordait telle une poubelle, lorsqu'il ne pouvait
plus entendre un seul mot". "Je vivais ainsi en alternance
les défilés des hommes nains qui crachaient leurs mots appris
par cur devant l'ordinateur et les rendez-vous clandestins avec ceux qui
m'arrachaient les mots comme on vide le ventre d'un poisson."
Piètres exutoires qui ne l'empêchent ni de se perdre, ni de se
laisser au dehors, dans la rue ou les transports, envahir par la peur quand
elle croit reconnaître des demandeurs d'asile insatisfaits, ou par le
dégoût quand elle est abordée par ceux qui, de par leurs
origines ou leur couleur commune, espèrent une écoute privilégiée.
L'effondrement paraît alors inexorable. Il prendra la forme d'un accès
de colère et de violence qui lui fera, un soir dans le métro,
agresser avec une bouteille un immigré de couleur. De quoi passer la
nuit au poste et subir plusieurs interrogatoires serrés pour cerner les
raisons conscientes et inconscientes qui ont pu pousser la salariée à
un tel acte.
L'inspecteur l'oblige à plonger dans les profondeurs de ses peurs personnelles
"j'avais si peur de moi-même que je me tenais en laisse,
je tenais la clef de ma boite à émois" , dans sa
culpabilité d'appartenir aux privilégiés qui ont réussi
et se sont intégrés sans difficulté. Qui ont trahi ?
"J'ai eu envie de lui dire comment j'avais appris à éviter
la misère, à tourner les talons, à couper les ponts derrière
moi". Séjourner en cellule la confronte à elle-même
sans aucune échappatoire. Alors, devant l'insistance de Monsieur K. elle
s'effondre, avouant la douleur de l'écartèlement qui la tiraille
entre solidarité ethnique et compassion, loyauté envers l'administration
qui l'emploie et pays qui l'a accueillie, haine de la pauvreté et orgueil
d'appartenir à une classe sociale différente. Elle déballe
en vrac ses errances, son malaise face à ceux qui la renvoient à
ce passé qu'elle a gommé et la tire vers le bas, son désir
d'assimilation à ce pays qu'elle a fait sien et ses ambitions, tentant
par les mots de reconstituer son parcours pour comprendre ce geste incontrôlé.
"Qu'on soit bête ou homme, le désir d'aller où
on veut demeure immuable. [...] ils seront libres de dire ce qu'ils veulent
croire être leur vérité. Dire est une liberté. Maigre
mais tout de même. [...] Rabougris, borgnes, entassés les uns sur
les autres dans les sous-sols, ils poussent pendant la nuit, s'enracinent dans
une terre qu'ils n'aiment pas mais qu'ils désirent."
A travers son autofiction, l'auteur décortique le système de demandes
d'asile en place, en analyse les procédures et les rouages, pour en mettre
en lumière les paradoxes et les dysfonctionnements. Dans ce récit
violent et dérangeant, elle ose le politiquement incorrect, s'affranchit
de la bonne conscience et des bons sentiments, évite soigneusement toute
empathie envers l'humanité souffrante, s'astreint à une neutralité
de principe pour, à partir de là, entrer dans la réalité
brute, croisant diagnostic sans concession et sans complaisance de l'immigration
et réalité paradoxale du personnel des centres d'accueil positionné
à la frontière entre officier de police et agent social. La dame
a de plus toute autorité pour le faire, elle-même à la fois
exilée et traductrice à l'Ofpra (Office français de protection
des réfugiés et des apatrides) jusqu'à ce qu'elle en soit
remerciée après publication de ce livre.
L'instabilité et l'angoisse ambiante du centre se traduisent par une
trame narrative décousue, juxtaposant une fresque de portraits de requérants
anonymes, déshumanisés, réduits au rang de bêtes
traquées, un tourbillon d'interrogations existentielles contradictoires,
une introspection en plongée de la narratrice, quelques considérations
générales sur les migrations économiques et politiques
et les conditions de vie en exil.
Shumona Sinha organise son texte en brefs chapitres aux titres étranges,
avec des phrases courtes et percutantes, bannissant le registre de la description
ou de l'analyse sociologique pour lui préférer celui de l'évocation.
Elle en dit juste assez pour planter le décor, y mettre en scène
les tensions, les intérêts contradictoires, le choc des cultures,
laissant chacun à ses rêves, plaçant chacun devant ses responsabilités.
A partir de son écriture travaillée et poétique, assez
bien illustrée par des phrases comme : "Et les hommes envahissent
la mer comme des méduses mal aimées et se jettent sur les rives
étrangères." "Les immigrés survivent malgré
tout comme poussent des tiges rebelles sur une terre stérile. Ils trouvent
toujours des moyens pour échapper aux coups de faucille." Avec
de vraies trouvailles de langage, jouant des métaphores, l'auteur centre
de fait son récit sur la thématique de l'attraction et de la répulsion
sans s'y livrer jamais vraiment, avec une violence symbolique qui prend à
la gorge.
"Nous réagissons par mauvaise conscience. D'une époque
à l'autre, d'un coin du monde à l'autre, nous essayons d'effacer
les injustices. [...] Nous croyons pouvoir équilibrer la balance, corriger
les anomalies dans un pays, dans une époque, de nouvelles anomalies recommencent
ailleurs."
"La vie est une piscine publique. Sale et pleine d'intrus."
Un texte aux multiples entrées, fort et déstabilisant, qui laisse
un goût amer mais fascine.
Dominique Baillon-Lalande
(01/05/12)