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Marie SIZUN

Jeux croisés


Deux destins de femmes qui ne se rencontrent pas mais se retrouvent, à un moment clé de leur vie, unies par le mystère de la maternité et la fragilité d'un enfant.

Marthe, professeur de mathématiques, mène depuis presque vingt ans une vie tranquille avec son mari. D'un commun accord, ils n'ont pas eu d'enfant. Brutalement, celui-ci lui annonce qu'il la quitte pour vivre avec une autre, enceinte de lui. Ce sont ces derniers mots qui lui font le plus mal. Perdue, désorientée, elle décide d'aller en Bretagne dans "la petite maison du bout du monde", où elle a passé son enfance, élevée, aimée, comprise par sa grand-mère. A la hâte, elle entasse quelques vêtements dans un sac et ferme la porte. Elle s'arrêtera sur la route pour faire le plein de nourriture nécessaire à ces quelques jours de retraite. Son but : arriver en pleine nuit et passer ainsi inaperçue auprès des habitants du village proche. C'est de solitude qu'elle a besoin. Mais une fois franchies les portes de la grande surface, elle se sent mal. Les lumières, la foule et le bruit l'agressent, les victuailles entassées dans les rayons la dégoutent, elle ne parvient plus à effectuer le moindre geste pour remplir son caddie. C'est alors qu'elle entend, tout près d'elle, Ludo pleurer...

La maman du petit Ludo est une mère célibataire de dix-huit ans. Elle aime bien son petit garçon de huit mois mais cette maternité non désirée lui pèse. C'est dur de se lever le matin, de supporter les pleurs du bébé, de répondre à ses désirs, d'être obligée de garder ce travail stupide sous les ordres d'une patronne désagréable qui vous regarde de travers et ne vous passe rien, de se priver de sorties parce qu'il est là. Elle aimerait tant, comme avant, aller avec des garçons de son âge, boire un verre ou deux, danser, s’amuser. Surtout ne plus sentir sur ses jeunes épaules le poids de ces responsabilités nouvelles échues en même temps que lui. La seule distraction qui lui reste aujourd'hui ce sont les courses au centre commercial après le travail. La musique, l'agitation, les rencontres lui redonnent l'impression d'être à nouveau vivante. Ce soir-là, elle y retrouve un ancien flirt, discute avec lui, use de séduction, joue à la femme libre... oubliant le caddie avec le bébé plus loin dans l'allée. Le petit Ludo, fasciné par cette débauche de couleurs et ces gens qui passent sans arrêt près de lui, ne bouge pas. Mais quand des clients pressés poussent hors du passage le chariot encombrant, l'enfant qui perd sa mère de vue se met à pleurer, de plus en plus fort. Bientôt il hurle.

C'est alors que Marthe contre toute attente le prendra dans ses bras pour le consoler. Que, succombant pour la première fois de sa vie à une pulsion subite et déraisonnable, elle s'emparera du caddie d'Alice, passera à la caisse et embarquera courses et enfant dans sa voiture.
« Elle est très contente d'elle, Marthe, en cet instant où elle installe le petit dans la voiture. Rien, se dit-elle, rien ne distingue cet enfant blond d'autres enfants blonds ; rien ne dit qu'il est l'enfant perdu ; l'enfant fugitif. L'enfant qui s'est sauvé avec elle. Car c'est bien cela, n'est-ce pas, ils se sont sauvés ensemble ? Rien non plus ne peut faire soupçonner Marthe de quoi que ce soit, elle est si convenable, avec son air tranquille ; non, rien ne peut la désigner comme la ravisseuse d'enfant ; elle, la petite professeur de math effacée. Et pourtant c'est elle qui a osé cela, commis ce geste-là, fait cette chose incroyable. Elle rit doucement dans la voiture, Marthe, derrière son volant. Elle pense au lycée B. et elle rit. Elle pense au proviseur, (...) et elle rit. Elle pense à Pierre et elle rit. Elle est loin. Elle est une autre. »

Alice, tout à son bavardage, n'a rien vu, rien entendu.
Quand la jeune mère s'aperçoit enfin de la disparition de son gamin, elle hésite, se demande si ce n'est pas l'occasion inespérée de retrouver sa liberté, tarde.
Quand elle se décide à donner l'alerte, Ludo est déjà bien loin. Tout le monde s'agite alors autour d'elle, la police qui décèle vite les contradictions dans ses déclarations et la soupçonne déjà d’avoir tué son enfant, la presse qui flaire le papier qui saura émouvoir dans les chaumières. La midinette tout excitée se voit soudain écoutée, vue, reconnue, se sent exister mais paradoxalement cette satisfaction ne parvient pas à combler le vide creusé par l'absence de son petit.
« Mais il y a une autre détresse, plus cruelle que tout cela, plus secrète, plus profonde : le sentiment qu'elle a, maintenant, d'un irréparable dépouillement, d'un manque terrible, plus poignant que tout ce qu'elle a jamais éprouvé, le besoin éperdu, absolu de son enfant. Envie folle de retrouver sa chaleur, son odeur, son regard, le contact de ses petites mains sur ses bras à elle, leur caresse sur son cou, quand elle le prenait sur ses genoux ; d'entendre sa voix quand il s'essayait à dire des mots – pas beaucoup de mots encore, juste maman et quelques syllabes à lui, encore mystérieuses, qu'il aimait à répéter indéfiniment. »

Pendant ce temps, au bord de la mer, Marthe s'occupe pour la première fois d'un bébé. Étrangement, la fragilité de l'enfant, les lieux, la renvoient à sa propre enfance, à son abandon par sa mère, aux leçons de vie de sa grand-mère, à sa vie.
« A Pierre, depuis la rencontre de l'enfant, elle a à peine pensé. (...) ça n'a plus vraiment d'importance (…) Un peu, au fond, comme si elle avait fait un mauvais rêve. Mais était-ce d'elle qu'il s'agissait ? De son métier, de sa fonction de professeur, elle se souvient mal. Ça ne l'intéresse pas. Elle a enseigné les mathématiques. Avant. Il y a longtemps. (…) Ce monde-là lui apparaît lointain, privé de réalité. Vision incertaine d'elle-même dans sa salle de classe devant des élèves sans visage ; rumeur confuse, inaudible, de paroles vides de sens. »
Mais cette plage et cette lande où elle promène Ludo pourraient bien être le cadre, le symbole, l'occasion adéquats pour une liberté à reconquérir.
« Cette réalité qui est maintenant la sienne, bien loin de la juger, elle n'en a pas vraiment conscience. Elle se contente d'être là. D'exister. De vivre. Ce qui se passe en elle depuis qu'elle a rencontré cet enfant, cet enfant qu'elle a pris, elle ne le sait pas ; elle sent seulement, avec étonnement, qu'elle est devenue une autre. Ou peut-être qu'elle est devenue celle qu'elle aurait dû être, celle qu'elle était réellement et qu'une autre cachait ? »

Même si le bébé focalise tous les désirs, les envies mais aussi les remords de ces deux femmes que vingt ans séparent, il est finalement presque absent de cette histoire. Même l'acte central du rapt perd progressivement du poids pour ne plus devenir qu'un contexte, un révélateur, un déclencheur. Ce qui constitue le fond même du roman, ce qui le porte, c'est cette plongée dans les profondeurs de la psychologie des deux protagonistes féminins. Les voilà, si dissemblables mais pareillement engluées dans la tristesse, les doutes et les peurs, identiquement fusionnelles, de façon presque animale, devant les odeurs, la chaleur, le corps du bébé dans leurs bras. Face à la responsabilité qu'il représente, leurs questions et leurs angoisses sont parallèles. Le double "coup de folie" – abandon pour l'une, enlèvement pour l'autre –, quand elles prendront conscience de la gravité des faits et de leurs possibles conséquences, les entraînera loin dans l'exploration de terres inconnues, au-delà de la souffrance et de la honte, à la recherche d'elles-mêmes et de la vérité de leurs sentiments.
« Phrases non dites qui chantent en elle, qui font du bien et du mal à la fois, qui ravissent et qui déchirent, pour le petit Ludo qu'elle ne reverra plus, son petit enfant de peu de temps, son petit enfant de cinq jours. Elle s'émeut de penser qu'il ne saura jamais qui elle était, ni ce qu'il aura été pour elle, ce qu'il a fait pour elle. Il va guérir, son petit, ce n'est pas possible autrement, n'est-ce pas ? Il l'a bien guérie, elle. »

Tout est évoqué, à peine effleuré par des phrases courtes, simples, fluides, qui donnent avant tout à sentir les émotions plus qu'à les décrire. Les courts chapitres sont là pour donner du rythme au roman, éclairant à chaque fois un aspect différent de l'histoire, permettant de suivre au plus près l'évolution des personnages, suivant un enchaînement qui fait sens.

Un livre surprenant, émouvant, où l'on attend le drame, voire le sensationnel, pour ne rencontrer que l'humain. Un récit sans pathos, presque paisible, fait de petits riens, de détails réels, d'un quotidien sans couleurs mais aussi d'émotions palpables, qui donnerait simplement à voir – à comprendre peut-être – deux êtres au moment où leur vie bascule. Avec respect et pudeur, sans aucun jugement ou commentaire, l'auteur traverse les apparences pour montrer les failles, les frustrations, les désirs qui ont conduit ces femmes à ces actes hors-normes mais aussi les interrogations et réactions que ceux-ci peuvent générer chez elles par la suite et ce qui peut en advenir de positif pour chacune.
Un dedans-dehors fascinant qui nous fait entrer en phase avec les personnages ou tout au moins nous questionner avec eux sans réelle empathie mais avec intérêt, loin de tout sentimentalisme.

Et en fil rouge, sous forme d’instantanés capturés dans le miroir ou de questions irrésolues cachées dans le filigrane du message, l'enfance, la maternité, réalités souvent plus complexes que l'imagerie populaire aimerait nous le faire croire.

Marie Sizun dont c'est le troisième roman, a reçu le prix des lectrices de ELLE en 2008 pour La Femme de l'Allemand.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/02/10)    



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Éditions Arléa

248 pages – 18 €







Photo © Louis Monier
Marie Sizun
a été enseignante de lettres classiques à Paris, en Allemagne et en Belgique. Elle vit à Paris depuis 2001. Elle a reçu
le Grand prix littéraire
des lectrices de Elle pour
La Femme de l’Allemand.



Arléa, 2007
et Livre de Poche



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