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David TOSCANA


Un train pour Tula



Un train pour Tula nous emmène au Mexique.
Un vieillard, Juan Capistrán, contacte Froylán Gómez, un ingénieur au chômage qui s’ennuie dans son couple et sa vie professionnelle, en prétextant être son arrière grand-père. Il veut le voir pour en faire son légataire. Après moult hésitations, plus par appât du gain que par piété familiale, Froylán se rend dans la maison de retraite. La fortune en question, relative, a la forme d’une planche de timbres rares de grande valeur que Froylán aura pour salaire s’il accepte d’écouter Juan se raconter pour rédiger ensuite ces "mémoires" à partir du matériau recueilli. Une aubaine pour celui qui se rêve auteur à succès.

Juan, enfant conçu lors d’un viol, a été recueilli et élevé par Buenaventura, "la Nègre". Abandonné dès la naissance par doña Esperanza, sa grand-mère qui le rend responsable du décès et du déshonneur de sa fille Fernanda, le nouveau-né fut immédiatement confié aux bons soins de la servante qui avait accompagné la pauvre jeune femme jusqu’au seuil de la mort. Une famille traditionnelle soucieuse de sa respectabilité et dure en sentiments.
L’enfant maudit aux origines troubles, aux taches de rousseur et à « la langue d’iguane », fait peur. « Chaque fois que l’enfant tombait malade, on parlait d’un châtiment de Dieu. Et quand il recouvrait la santé, il s’agissait d’un pacte avec le diable. (...) Quelqu’un raconta lui avoir vu des écailles sur le dos : plus tard quand on eut l’occasion de le voir torse nu, avec une peau ordinaire et sans défauts, loin d’étouffer la rumeur, cela la relança. On affirma que la Noire lui avait enlevé avec du papier de verre. »
Seul et rejeté de tous, à peine sorti de l’enfance, il tombe follement amoureux de la belle et orgueilleuse Carmen qui l’humilie sans ménagement. Un idéal féminin, fantasmé et inaccessible qui transformera sa vie. Il ira jusqu’à affronter les crotales de la grotte, partir faire la guerre avant l’âge requis, prêt à tout pour devenir un homme, la mériter et la conquérir.

A côté de doña Esperanza, la forte femme flanquée d’un mari craintif, et de Buenaventura Negra, la généreuse nourrice qui lui servit de mère ou de la sévère et distante Carmen qui l’éconduit, des personnages masculins, souvent truculents, parfois fabuleux, toujours excentriques, croisent aussi le chemin de l’enfant : le docteur Anunza toujours ivre, Nicanor, le prêtre assez peu orthodoxe dont dépendent les mariages, les baptêmes et les enterrements, qui en profite pour mettre son petit monde sous sa coupe, Fuentes, l’orgueilleux maestro de l’école locale de musique qui décide de composer lui-même l’hymne national mexicain et le fait adopter par toute la ville, le général Pisco chef d’une armée d’estropiés et de forts en gueule, les vieux retraités de l’armée qui arborent fièrement leurs médailles sur la place. En compagnie des notables... Des personnages d’opérette délirants qui tous se croient exceptionnels.

Onze ans plus tard, le jeune homme se faisant passer pour un autre, revient à Tula à la conquête de sa dulcinée. La jeune veuve, confite dans la religion, ne lui accorde comme seule faveur qu’un mercredi par mois en sa compagnie pour égrener avec elle un chapelet à la mémoire de son défunt mari. L’homme timide attend, espère et se soumet aux caprices de son icône. Quand, pour récupérer l’héritage de la grand-mère doña Esperanza, Juan doit abandonner son pseudonyme pour retrouver son identité originelle, la recluse lui fermera définitivement sa porte.

En arrière-plan des récits du vieux conteur trafiquant d’illusions, règne la ville frontalière de Tula, livrée aux mains des notables pourris de prétention et jaloux de la capitale. « Depuis toujours, vois-tu, nous nous étions entêtés à nous appeler Tultèques, parce que nous jugions indigne le mot de Tulésiens. (...) Nous étions la seconde ville de l’État. Avec quelques réverbères de plus, nous aurions été dignes d’être la capitale, disaient ces messieurs, las de gérer leurs haciendas, qui cherchaient dans la politique une meilleure façon d’occuper leur oisiveté. (...) Je pourrais devenir gouverneur dit le maire. Et nous qui sommes assis à cette table nous déciderions des rentes, des lois, des prisons, des écoles, de la distribution de l’eau et de la destination de tous les subsides de l’État. De combien d’habitants supplémentaires avons nous besoin ? Cent ? Trois cents ? (…) Il faudrait aussi que personne ne meure (…) Les haciendas ont exigé davantage de personnel, on fait savoir qu’on offrait des exemptions de taxes aux commerçants et des terrains gratuits aux familles qui voulaient s’établir à Tula, mais personne ne s’est demandé si la supériorité numérique garantissait la suprématie politique. »

La vie aventurière et amoureuse du vieillard et l’interprétation qu’en fait le biographe finissent par s’imbriquer de façon occulte mais prégnante. Comme l’a fait Juan avant lui, Froylán, son double, prendra prétexte d’une chimère, celle de la femme idéale, pour remplir sa vie, s’évader du quotidien, se rêver. Fernanda, quand elle s’imagine un avenir en Europe avec son époux de marin que sa mère vient de choisir, Pisco, Fuentes... tous sont tissés de la même étoffe qui habille ceux qui, pour s’accepter et se sentir vivre, s’imaginent en héros : aller plus loin, être le plus grand, aimer plus fort.

« Un ouragan balaya la ville… » : ainsi apprend-on dès les premières lignes du roman que Froylán a péri emporté par les crues avec des centaines de victimes. Son récit posthume, inachevé ne parviendra jusqu’à nous que grâce à la jalousie de sa veuve qui, lors d’une exploration minutieuse du bureau de son époux à la recherche des preuves de son infidélité, découvrira les cassettes audio enregistrées par Juan Capistrán et les feuilles noircies par son aspirant écrivain de mari en vue du projet biographique qu’il a accepté.

Prendre le train pour Tula, c’est embarquer pour un long voyage, mouvementé, en compagnie d’un vaste roman foisonnant de personnages et de lieux.
L’auteur, sur fond d’Histoire, d’amour et de guerre, d’aventures à la façon de Cervantès, entraîne le lecteur de l’enfance de Juan Capistrán à sa vie d’adulte dans la ville de Tula, cette capitale légendaire des Toltèques disparue brutalement dans un grand incendie il y a près de mille ans. Les histoires se croisent, se superposent, s’imbriquent et les manuscrits et la voix d’outre-tombe qui constituent les fondations de ce monument baroque et picaresque, construit sur les principes de mise en abyme et de déconstruction, confèrent à l’ensemble un obsédant parfum fantastique et mystérieux. L’identité même de ces protagonistes à la filiation incertaine, qui se cachent derrière des pseudonymes et ne rechignent devant aucune mystification, reste obscure et troublante.
Toscana, capable de décrire les pires horreurs avec un aplomb et un humour dévastateurs, se plaît à démultiplier les points de vue, à susciter des interprétations sur les évènements et s’amuse, à renfort de fausses pistes, à nous égarer dans le dédale de son histoire.

C’est, dans la grande tradition du réalisme magique hispano-américain, une fresque riche en couleurs et en saveurs, jubilatoire, que nous offre ici David Toscana. Mais celle-ci, effacée par endroits par le temps, est fragmentaire comme les réponses que nous pouvons apporter aux questions existentielles, sur l’enracinement de l’homme au monde et dans l’Histoire, qui hantent en arrière-plan l’ensemble du roman.
Passionnant, surprenant, vif et envoûtant, ce livre est un des grands romans de la rentrée 2010.

Dominique Baillon-Lalande 
(14/10/10)    



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Editions Zulma

288 pages - 19,50 €


Traduit de l’espagnol
(Mexique)
par
François-Michel Durazzo











Photo © Zulma

David Toscana,
né à Monterrey au Mexique en 1961, commence à écrire à vingt-neuf ans. Il a publié cinq romans et un recueil de nouvelles. Son œuvre est largement traduite en anglais, mais aussi en allemand, arabe, grec, portugais, italien et suédois. El último lector (2005 / Zulma, 2009) a été couronné par le prix Colima, le prix Fuentes Mares et le prix Antonin Artaud France-Mexique.


Une bio-bibliographie détaillée est disponible sur le site de l'éditeur : www.zulma.fr