Retour à l'accueil du site






Lyonel TROUILLOT

Yanvalou pour Charlie


Voici l'histoire de Mathurin D. Saint-Fort.
Dès qu'il a été en âge de le faire, l'homme a tout quitté : son village, l'amitié, l'affection du vieux Gédéon et même l'amour d'Anne pour se positionner du meilleur côté possible de l'existence. Il a « choisi de perdre la mémoire » pour mieux grimper dans l'échelle sociale, reniant ses origines paysannes, son passé, la façon tendre et pleine de promesses dont Anne savait dire « Dieutor, mon Dieutor », ce deuxième prénom qu'il a gommé en arrivant à Point-à-Pitre. « Le souvenir est un luxe, pas une nécessité. »

Quand le roman débute, Mathurin a trente ans. Le jeune homme intelligent a vite compris les ressorts de la ville – celle des riches où la course pour l'argent, le pouvoir, font loi – et a su les utiliser à son profit. Aujourd'hui grâce à beaucoup de travail et d'efforts, un peu de chance et pas mal d’aplomb, il officie comme avocat d'affaires. « J'ai fait beaucoup de chemin. A mon rythme et à ma façon. Je ne perds pas de procès, ce qui commence à se savoir. Les gens respectent les gagnants, vaincre est un capital social. » C'est un bel homme, élégant, un célibataire résidant dans un quartier convenable qui a tout pour séduire les femmes. Mais réglé sur le mode "machine de guerre", le Rastignac haïtien évite tout sentiment et toute attache qui pourraient détourner ou ralentir sa course vers les sommets. Un être lucide et combattif que l'ascension sociale a rendu cynique et qui mène une vie confortable, solitaire certes et sans autre bonheur que quelques accords tirés d'une vieille guitare, mais sans blessures et sans souffrances. « Elisabeth, Francine et moi, nous sommes des presque riches. Cela veut dire que nous avons un emploi, dans un pays où l'emploi est une denrée rare. Un diplôme dans un pays où des vieilles dames vous arrêtent dans la rue ou à l'entrée d'une pharmacie en vous demandant gentiment de leur lire une adresse ou une ordonnance, pas parce que leur vue a baissé avec les ans mais parce que la vie ne leur a jamais laissé ni le temps ni les moyens d'apprendre à lire. Nous avons aussi un statut, un avenir. » « Dans dix ans j'aurai gravi d'autres échelons, j'habiterai une maison plus grande, dans un quartier moins bruyant », là où se dressent les demeures surprotégées qui cachent les puissants.

Un chemin tout tracé jusqu'au jour où, alors qu'en l'absence du chef il dirige une réunion importante, débarque au cabinet un adolescent qui vient voir "Dieutor" pour réclamer son aide au nom de leur appartenance au même village natal. Pour cet orphelin en mauvaise posture, contraint après une tentative de braquage et une cavale éperdue de parier que la différence d'âge et de statut social ne feront pas barrière à la tradition de solidarité qui unit ceux qui viennent du même berceau, l'avocat semble la seule chance d'échapper au pire.

Alors l'histoire bascule et devient celle de Charlie et de ses complices, pensionnaires de l'orphelinat tenu par le Père Edmond. Le gamin déballe son sac et quand Charlie parle, rien ne peut l'arrêter. Derrière le récit de son existence débitée en flot continu, se cachent aussi celle de ses trois comparses, le quotidien du centre, l'abandon, la petite délinquance urbaine, la camaraderie fraternelle, les combines qui permettent de se faire un pécule en prévision de leurs seize ans quand le Père Edmond ne pourra plus les prendre en charge et qu'il devra les remettre dans la rue en proie à la misère, à la violence. «  A seize ans, le père Edmond a épuisé la part de l'argent du bon Dieu qui t'était réservée et tu dois t'en aller. Le père Edmond il essaye de trouver des ateliers où placer les sortants. Mais il y a plus d'ateliers. Une fois un type est venu pour nous apprendre à réparer les chaussures, un autre pour nous enseigner l'art de coudre les matelas. (…) Ils sont partis avec leurs aiguilles et leurs pots de colle. La colle, aujourd'hui les gamins la reniflent et elle les envoie au paradis avant de leur péter le cerveau. Nous on voulait pas de ce paradis-là, pas d'une étoile de quelques heures. Ni colle, ni mendicité, ni ateliers qui n'existent pas. On connait la belle vie des majors quand ils sortent. Ceux qui ont avalé les bonnes blagues du père Edmond, ils se prennent vraiment pour Joseph et se cherchent une Marie pour fonder un foyer. Mais un Joseph sans outil et une Marie que la misère enlaidit et rend de plus en plus jalouse, ça fait des tas de petits Jésus préposés au chemin de croix. Alors le Joseph il se fâche, oublie le père Edmond et les quatre évangiles et se met à cogner. Et une fois que la descente est engagée, y a pas de remontée. Si tu finis pas en Joseph, tu te retrouves en Barabbas. C'est les arnaques, la poudre blanche et le kidnapping. Pour eux non plus c'est pas tout beau comme dans la Bible. (...) Ni des Joseph, ni des Barabbas. Ni trafiquer quoi que ce soit. Ni pourrir dans un corridor avec une femme changée en machine à pondre des enfants. Ni finir comme l'homme sans visage sous les balles de la police. On veut vivre loin des paraboles quelque chose comme une vie normale. »
Une histoire d'enfants trop vite grandis, abimés, faite d'inconséquences, de quiproquos, de complicité et d'impostures qui les conduira à l'irréparable.
Dans la bande composée de Charlie, Nathanaël, Gino et Filidor, la cinquantaine à eux quatre, chacun a ses drames, ses rêves d'une vie meilleure, sa quête pour atteindre l'étoile pourvoyeuse d'un destin heureux.
« Avec l'argent tu achètes ce que tu veux. Même si t'es un enfant, avec l'argent tu as plus de pouvoir qu'un adulte. La marmaille qui fréquente les écoles étrangères, elle a plus de pouvoir que les chauffeurs et les agents de sécurité qui sont là pour la protéger. (...) L'argent nous en voulions pour le mettre de côté et décider après. Sur l'avenir on jetait des idées comme ça : une maison à nous quatre (...) ou aller chacun de son côté avec sa part, décider seul de son étoile. »
« Nathanaël, il sait déjà ce qu'il veut quand il sera adulte. Un monde où tout va bien. Une étoile pour chaque vivant. » « Lui avait trouvé son étoile vivante (…) Il aime les mots de Yanick, les lèvres de Yanick, le corps de Yanick. Il aime tout ce qui le rapproche de Yanick. Et Yanick l'aime beaucoup. Elle s'est révoltée dans les livres et a rencontré un vrai pauvre. C'est pour les gens comme lui qu'elle a adopté la cause. Sans les connaître. Maintenant elle en connaît au moins un. Elle est contente d'y croire encore après avoir fait connaissance avec la réalité. (…) Elle aime qu'il ait tué pour la cause. Elle sait que c'est aussi pour elle. (...) Cela lui plaît mais cela la dérange en même temps. Elle est éblouie par une conscience sociale de quatorze ans mais ne s'attendait pas à ce que, hors des livres, les pauvres aient des désirs, des maux de tête. (…) Yanick ne peut aimer d'amour qu'un bénévole comme elle qui se bat pour les autres. »

Et l'enfant devient le grain de sable qui enraye la machine pourtant bien programmée. « Il a brouillé tous mes repères, cassé la mécanique qui me confortait dans un monde sans hier. » « Charlie m'a mis dans la tête l'une des choses les plus dangereuses qui puisse arriver à un homme : l'adoption de ce qui pourrait ressembler à une cause, des pour, des contre, des réflexions et un point de vue sur des réalités extérieures à la mienne. » L'arrivée de l'orphelin va débusquer Mathurin de sa planque dorée, le rattraper malgré ses fuites, fissurer l'abri péniblement construit pour se protéger, le précipiter au cœur de la réalité occultée de la rue, des bidonvilles, de la violence de la société haïtienne. L'occasion aussi de réapprendre les relations humaines et de renouer avec la douleur du souvenir. « Ce crétin de Charlie, avec sa vie de chien et son histoire de fou, était venu ouvrir la porte du retour. » Il se rappelle d'Anne, l'amoureuse fidèle sacrifiée sur l'autel de ses ambitions, du vieux Gédéon « qui marchait toujours derrière ses mots », battait tout le monde aux cartes, lui avait donné sa confiance et sa guitare, arrachait les discours des mains des hommes politiques lorsqu'ils mentaient, de la vie au village. « En ce temps-là, les cyclones ne se faisaient pas la course et attendaient patiemment trois ans, le temps que le dernier devienne un souvenir, avant l'arrivée du suivant. (...) L'année de mes quinze ans, dans les mois qui précédèrent mon départ, (...) lors d'une visite d'inspection du ministère des affaires sociales, une voiture officielle renversa un enfant sur la route nationale. Ce fut la seule action concrète qui résulta de cette visite. »
Ses parents abandonnés, morts sans l'avoir revu, enterrés en son absence, reviennent le hanter.
L'élégant Mathurin D., avec le gamin pour guide, embarque, presque malgré lui, pour une aventure solidaire qui le confrontera aux démunis qui survivent dans des cabanes en tôles et en bois ancrées dans la boue malodorante et les détritus, dans les villages isolés et oubliés où des orphelinats surpeuplés recueillent les enfants que tous ont abandonnés. Face à face avec la pauvreté extrême et le désespoir, mais aussi avec la révolte et la haine des exclus envers tout ce que lui-même incarne aujourd'hui.
Le drame est là, aux aguets, et on pressent dans l'entreprise de Dieudor pour sauver l'enfant et obtenir une rédemption pour les méfaits qu'il a accomplis, l'ombre d'une autre quête plus personnelle, celle d'un pardon pour ses fuites et ses propres trahisons.
Cette réflexion amère sur la condition humaine, ce voyage initiatique au cœur de la désespérance, finit pourtant par s'éclairer grâce à la simplicité sereine d'Anne dont le rayonnement irradie la foi en l'homme et en la vie.

Ce roman, qui se déroule sur une semaine décisive dans la vie des deux protagonistes principaux, nous parle d’un Rastignac de Port-au-Prince et d'un Gavroche venu à sa rencontre. Mais loin de n'être qu'une allégorie habile qui viendrait prôner la morale du retour aux origines, du devoir de mémoire, de la terre vertueuse face à l'ambition aveugle et à l'indifférence égoïste, le roman bascule dans le noir, d'une façon à la fois réaliste et lyrique, pour décrire une réalité haïtienne dévorée par ses inégalités, ses relents racistes, sa surpopulation et son incapacité à fournir travail et nourriture à ses enfants. La mécanique économique assassine est mise à nu, dénoncée. « Les usines ont commencé à fermer, (…) le nombre d'enfants et de rats a augmenté. »
Sur les traces des déshérités, des ambitieux ou des délinquants qui chacun, en racontant son petit bout d'existence, soulève un coin du voile qui recouvre la vie haïtienne, l'auteur essaye de rendre la complexité de la société de ce pays qui "est du coté le plus sombre de l'Histoire" (interview de Lyonel Trouillot dans Jeune Afrique). Il souligne les contrastes entre la ville et la campagne, les riches et les pauvres, ces mondes aux principes et mentalités si éloignés, qui s'ignorent plus qu'ils ne s'affrontent. Il s’attaque à la classe dominante de son pays, étalant le spectacle lamentable de cette bourgeoisie bourrée de préjugés, oscillant entre vilenie et bêtise, aveugle à la misère environnante.
C'est aussi une histoire sur l'obligation de grandir vite, d'user de tous les moyens pour ne pas se laisser engloutir dans la fange. Comment sortir indemne du bidonville ou de son spectacle ? La logique du travestissement en vaut bien d'autres : Dieutor s'est construit le personnage cynique de Mathurin ; Johanne et Andy, compagnons de lutte de Nathanaël, s'inventent une cause et se transforment en Yanick et Franck militants révolutionnaires ; la mère de Nathanaël endosse le rôle de la mater dolorosa ; seuls les quatre gamins des rues, déterminés, n'ayant rien à perdre que leurs rêves, savent encore être eux-mêmes. Mais pour tous, la facture comporte son lot de mensonges, de trahisons, d'abandon.
émergeant de ce roman polyphonique, Mathurin, Charlie, mais aussi Nathanaël, l'enfant-ange à la mère balafrée, et Anne, l'ancienne amoureuse aujourd'hui mariée et maîtresse à l'école du village, sont des figures fortes, émouvantes qui nous imprègnent aussi sûrement que l'encre le papier. Tous différents mais si semblables face au passé, qu'il s'agisse de tirer un trait sur lui afin de contourner l'obstacle, de l'assujettir à une idéologie ou, plus rarement et quoi qu'il en coûte, de demeurer fidèle au "yanvalou", salut à la terre ancestrale.

Un grand roman plein de fureur et de tendresse, porté par une montée émotionnelle impeccablement orchestrée face à l’horreur du quotidien. Pas de misérabilisme, de voyeurisme malsain, de pitié hypocrite mais de l'humain. De son style brut et tranchant ou lyrique, selon, jamais il n'esthétise la misère mais parvient à l'incarner pour nous la faire ressentir avec peur, révolte ou dégout.
Avec Yanvalou pour Charlie, Lyonel Trouillot signe un roman profond et d'une actualité brûlante qui ne ménage pas son lecteur mais choisit de montrer la réalité à nu. Il nous offre un superbe chant dédié à son pays qui fustige l'aveuglement et l'égoïsme et loue la solidarité qui fonde toute communauté.
L'écriture rythmée et efficace de ce presque polar, ponctuée d'accélérations et de pauses, calée sur la poursuite et la fuite, est charpentée par de longs monologues qui s'enroulent les uns aux autres pour mieux nous prendre dans ses mailles, nous saisir à la gorge et ne nous lâcher qu'au dernier chapitre. Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(07/09/10)    



Retour
Sommaire
Lectures










Éditions Actes Sud

(Août 2009)
176 pages - 18,30 €

Babel
(Août 2011)
208 pages - 7,70 €











Portrait © Marc Melki
Lyonel Trouillot,
né en 1956 dans la capitale haïtienne, Port-au-Prince, où il vit toujours aujourd’hui, est l’un des écrivains haïtiens les plus célèbres. Dans ses livres, comme dans sa vie, l’homme est engagé. Après avoir combattu la dictature de Duvalier, il a fait partie des fondateurs, avec d’autres intellectuels, du Collectif NON, qui a participé à la destitution du dictateur Aristide. A la fois écrivain, poète, parolier, journaliste, il est aussi enseignant.