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Jean VAUTRIN

Maîtresse Kristal
et autres bris de guerre



Huit nouvelles pour raconter la guerre, sujet de prédilection de l'auteur (Aventures de Boro avec Dan Franck, BD avec Tardi, Quatre soldats français…). Ici, pas d'hymne patriotique mais plutôt le sang versé et les blessures collatérales laissées par les « bris de guerre » sur les âmes et les corps meurtris. Les personnages de ces récits ne sont pas les militaires hauts gradés ou les politiques qui décident. C'est aux soldats inconnus, sans gloire, qui par malchance ont été broyés par la folie belliqueuse du monde, que l'auteur rend hommage. La parole est donnée aux sans-grades, aux victimes oubliées. A travers ces guerres qui se ressemblent toutes, quelles que soient les latitudes sous lesquelles elles se déroulent, c'est aux cocus de l'Histoire qu'il prête une voix, imagine une histoire, des fusillés de 1917, des marines égarés, des rapatriés d’Algérie, des moujiks, des rescapés du Vietnam, des fascistes désaffectés, des enterrés du fort de Vaux... Il y a ceux qui y restent, ceux qui les pleurent et ceux qui, brisés, n'en finiront pas de lécher leurs blessures. Ce pacifiste acharné nourrit ses pages de son incompréhension devant cette violence massive, de la douleur générée pour les proches, de l'injustice aveugle de ces massacres, de l'horreur ressentie par cette "chair à canon" et de la révolte devant la bêtise humaine.

Dans la première nouvelle, la plus longue, celle qui emporte et domine sans contestation possible le recueil et donne son titre au livre, un gamin arabe nommé Ali, treize ans, vit dans un camp avec ses parents depuis que la France a perdu l'Algérie. Là, Mme Bouzrara, vieille juive au passé marqué par la guerre et la prostitution, rapatriée comme lui, « recoud la vie » de l'adolescent avec une tendresse érotique qui la rajeunit et qu'il découvre sous l’œil impassible d’un chien empaillé, qui « gode pour l’éternité ». Tour à tour violente, bouleversante, tendre, cette nouvelle incarne bien l'humour cru et généreux de Jean Vautrin.

Les « autres bris de guerre » sont des textes très courts, où se retrouvent à nouveau confrontés deux personnages. Ils parcourent l'histoire de tout le vingtième siècle :

Un caporal de la boucherie de 1914, Boucle d'or, « estropié de la ciboule », est casé comme gardien du cimetière où l'on enterre chaque jour dans la fosse commune les suppliciés de la veille. La nuit, il est obsédé par l'immense protestation des soldats morts pour rien qui s'adressent à lui. Quand il fait état à son officier des propos capturés dans l'obscurité cela donne un dialogue terrible :
« – vous les aimez, au moins ? Vous les aimez les petits biffins ?
– Comment le pourrais-je ? Je n'ai même pas le temps de les connaître...
– Et ça vous convient d'envoyer rouler leurs têtes de jeunots au jeu de quille du grand bastringue ? 
»
Face à la déraison du soldat, l'officier, pour justifier sa logique militaire, ne trouvera que la colère et l’injure comme réponse. (La fosse commune).

Les deux jeunes poilus, amis d'enfance toujours unis, n'ont eux plus rien à dire : un obus les a si intimement mêlés dans une « bourtouillade de chair humaine » qu'il reposent dans la même boîte. (Faraudière et Chopin)

Le dernier récit de la "grande guerre"» (Toss, toss, ce fameux jour où nous avons trinqué) met en scène un inconnu dans un bar qui ne voit, à l'annonce de l’armistice, que le retour probable du mari, soldat, qui va le séparer de sa maîtresse.

Changement de décor :

Un jeune homme russe qui venait juste de terminer sa maison en vue de se marier est appelé sous le drapeau. « Dans un tel malheur, la vodka, se saouler, n'est même plus une consolation ». Le soldat fait la guerre « pour la justice », « parce que les ordres viennent d'en haut (...) Nos mains sont entrainées à tuer. Nous sommes modelés pour obéir. Et puis la vacherie dure depuis si longtemps que j'en ai pris l'habitude. (…) Mais je ne l'aime pas parce que je ne la comprends pas. » Lors d'un combat il capture un ennemi, va avec lui se cacher dans un trou d'obus. A la mort du blessé, frère dans la mort, il lui envie « son sommeil irrévocable » (Le soldat inconnu).

Quelques années plus tard :

Le vieux général Hintermann qui « habite villa Werther, au numéro 26 de la Wilhemstrasse, en compagnie de (ses) souvenirs de guerre et de (sa) gouvernante » est un ancien nazi. Frau Schultz qui s'occupe de lui avec admiration et dévotion est une ancienne infirmière énergique et nostalgique du passé, convaincue que « la vie ne reçoit son sens profond que si elle est engagée pour des idées ! Celles du grand Reich nous ont façonnés ! Elles nous ont donné de vivre dans les rayons invisibles des grands sentiments. » Face à la démocratie en place et à la jeunesse « dégénérée » qui hante les rues, elle tremble. Lui l'écoute en souriant mais ne peut s'empêcher de douter : « Dieu lui-même, lassé par notre morgue d'aryens invincibles, nous a abandonnés dans les faubourg de Stalingrad. Il a eu bien raison. Sinon, jusqu'où aurions-nous été ? Jusqu'où le fascisme nous aurait-il entrainés ? » (Le passé est l'ogre du cœur).

Plus près de nous encore :

Dans Goodbye Vietnam, Lester Greenwood, un vétéran, revient chez lui dans un bourg isolé. « Quatre longues années s'étaient écoulées après la fin du grand cirque à napalm, là-bas dans les rizières, lorsqu'il avait franchi le seuil de la ferme. (…) Elle a soulevé son tablier, sa jupe, a exposé sa fente. Elle l'a informé que, dans ces parages-là elle était sèche. Qu'elle était vide. » L'homme, qui a laissé son âme dans les rizières, ne dit rien mais s'abrutit de travail et l'alcool. La vie, bancale, difficile, continue et la gamine, elle, s'épanouit. Il paraîtrait qu'en l'absence de sa mère... les habitants médisent, le maire ferme ses oreilles et ses yeux par respect pour le « héros » revenu. « Un soir que l'ivresse tient l'ancien marine par les couilles il l'a conduit jusqu'à sa chambre... » pour un nouveau voyage en enfer dont cette fois il ne reviendra pas. Dix-huit pages de violence et de misère absolue.

Anna Dvorjak, 61 ans, est femme de ménage au bureau d'enregistrement. Quand Andropov, le maitre du Kremlin, meurt, à Prague, Varsovie, Sofia, Leningrad, le temps s'est arrêté. « Sur le pont Bolchoï Kamenny (...), une cinquantaine d'hommes en uniformes prend position devant chaque balustrade. Les membres du comité central apparaissent au balcon. Ils sont tous là, les fabuleux vieillards, les assassins du printemps et leurs couleurs de cendre leur vaut des milliers de drapeaux. ». Elle, avec sa patte folle et sa fatigue vient de se faire virer. Hors service. (La vérité, Anna Dvorjak ?)

Un style alerte et sobre, drôle parfois, beaucoup de gouaille, d'émotions, de deuils et de cicatrices, de révolte, dans ces nouvelles qui mêlent avec force encre et sang pour condamner la guerre, toutes les guerres, dans leurs atrocités et leur absurdité.

« Voilà, je pense, de quoi mieux éclairer les sources de mon pacifisme libertaire. J'aime la drôle de vie chahutée par ceux qui bousculent l'ordre, se rebellent ou s'insurgent. Je suis touché par les perclus de guerre qui poussent des cris d'amour, de colère ou de doute, et lèchent tant bien que mal leurs blessures. J'aime leur humour, leur déraison, leur désespoir, qui n'ont plus rien à perdre. À l'automne de ma vie, j'ai voulu rendre compte des bris de guerre. Des blessures collatérales. Des séquelles invisibles laissées par l'empreinte des vaines batailles. Rebelle je suis. Engagé, certainement. Embrigadé pour le casse-pipe des nantis, sûrement pas. » dit Jean Vautrin dans sa préface.

Un livre salutaire et émouvant.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/11/09)    



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Lectures











Éditions Fayard

162 pages - 15 €






Jean Vautrin,

romancier, nouvelliste, essayiste, mais aussi cinéaste (sous son nom : Jean Herman), a écrit une trentaine de livres et reçu de nombreux prix dont le Goncourt 1989 pour Un grand pas vers le bon Dieu.


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(bibliographie complète)
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Goncourt 1989
et
Goncourt des lycéens




Le cri du peuple
adapté en BD
par Tardi




Co-auteur avec
Dan Franck
des Aventures
de Boro
(8 volumes parus)