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Ariel DENIS

Les Albums

Dans un rêve étrange un vieil homme assiste à la dispersion par le vent des précieux albums qui ont jalonné son enfance. À son réveil, troublé par cette scène de disparition violente des Bandes Dessinées ayant enchanté ses jeunes années et à travers elle par l’abandon de ces héros magiques qui l‘ont si longtemps accompagné, l’homme se questionne. Quand donc s’est évaporée la Magie des Albums, et pour quelle raison ? Pour lui, ce fut vers treize ans, lui semble-t-il, alors que les livres tout-en-mots et les images qui bougent sur les écrans scintillants l’avaient détourné de sa passion pour le vrai faux adolescent à la houppette et au pantalon de golf qui le fascinait. L’afflux soudain des souvenirs réveille en lui l’émotion et la magie des Albums dissimulée, invisible et silencieuse, « comme si, prisonnière d'un mauvais sort, telle la princesse des légendes, elle attendait le réveil enchanteur d'on ne savait quel baiser ». Le vieillard met alors ses pas dans ceux du petit reporter à la houppette pour partir à la quête de ces albums décolorés et usés à force d'être lus qui l’avaient tant ébloui dans un long voyage imaginaire et initiatique au bord d'une mer où l'attend l'astronef de son rêve. « C’est vers des îles nouvelles que vogue son Aventure, par mots et par flots, vers l’inconnu des horizons et l’impensable et l’impossible. » Va-t-il lui aussi devenir image ?
« Cette histoire est en train de nous échapper. Ce n’est plus une histoire ou une intrigue, ni une théorie, même pas une hypothèse, quelque chose qui n’a de mots dans aucune langue, ce dont on ne peut parler c’est cela qu’il faut dire, ce qui ne peut pas arriver en ce monde, dans l’autre on ne sait pas. » Mais « dans une histoire, ainsi que dans un morceau de musique, on sent quand la fin approche. Tiens on y est presque, se dit-on (…) Juste une impression, comme une certitude »

                              Sous couvert d'enquête, c'est toute une part de l'histoire de la Bande dessinée qui nous est rapportée avec un focus sur la BD belge dite de la « ligne claire » pour son langage graphique à base de trait simple et d’aplats de couleurs vives où le texte ne s’inscrit plus sous l’image mais s’y intègre de façon dynamique au cœur même de la case dans des « phylactères » (bulles rectangulaires). Un accès facilité pour les plus jeunes qui fera école. Hergé qui en fut le maître est ici particulièrement à l’honneur pour les aventures à travers le monde du jeune Tintin accompagné de son chien Milou, du capitaine Haddock aux incontournables jurons, du  professeur Tournesol à la distraction mémorable, de la divine Castafiore, des Dupond-Dupont, mais aussi, suivant les aventures, de Tchang, Nestor majordome à Moulinsart, Irma la femme de chambre de la cantatrice, le terrible Rastalopoulos, le général Alcazar et son rival le général Tapioca, l’assureur Séraphin Lampion, Baxter, Dawson, le journalise Jean-Loup de la Batellerie, docteur Muller, le photographe Walter Rizotto, Allan Thompson le marin douteux et le Yéti, bien évidemment auxquels il faut ajouter certains autres des deux cents personnages ayant traversé l’un ou l’autre des  vingt-quatre albums de la série. Plusieurs références à Quick et Flupke (série de douze albums) et à la série plus limitée de Jo, Zette et Jocko  du même Hergé se retrouvent dans l’univers personnel d’Ariel Denis notamment le petit singe Jocko auquel il fait plusieurs fois mention. Mais le narrateur ne pouvant s’enfermer dans les seules BD d’Hergé évoque aussi d’autres standards de la BD belge comme Black et Mortimer d’Edgar P. Jacobs, Zig et Puce (Alain Saint-Ogan) et le petit groom en rouge de Spirou et Fantasio (issu de la revue Spirou publiée par Dupuis avec plusieurs signatures notamment Rob-Vel, Jijé et Franquin). Lucky Luke de Morris et Goscinny, Corto Maltese de Hugo Pratt et d’autres séries célèbres ayant accompagné bien des amateurs de Bandes dessinées sur plusieurs générations successives complètent ce dispositif d’ensemble.
Les amoureux de romans d’aventures « tout-en-mots » pour la jeunesse et de littérature fantastique y retrouveront aussi leurs héros et leurs références, notamment Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, L’île aux trésor de Stevenson ou Harry Potter. Mais l’auteur-narrateur loin de nous en dresser un catalogue exhaustif choisit de mettre ici en scène ses héros personnels qu’il fait jaillir de sa mémoire avec une authentique émotion et une intense jubilation qu’il parvient fort généreusement et excellemment à partager avec tous ceux qui ont su conserver leur âme d’enfant.

Si Tintin, le jeune reporter, est le premier à entrer dans Les Albums etsi les inspecteurs Dupond-Dupont ont le dernier mot de cette étrange aventure livresque, c’est avec toute l'affection que porte Ariel Denis au neuvième art et à l’imaginaire qu’il fait ici acte d’érudition. « L‘identité des héros des Albums se trouve autant dans leurs vêtements que leur corps ou leur visage, on l’a bien sûr remarqué ils sont immédiatement reconnaissables par leur habit, toujours le même, défiant lui-aussi le Temps et la Réalité (…) les personnages des Albums ne vieillissent pas, ce serait contraire à leur essence même. Tous, chacun à sa manière, sont des Sans-Âge.
Comme pour le petit reporter en pantalon de golf inchangé, incertain, et mythique, un mélange aussi génial qu’improbable d’enfant et adulte (…) il n’y avait pas de Temps, il n’existait pas non plus de fin, et après une histoire venait une autre histoire (…) Dans les rêves comme dans la vie, tout n’était qu’attente infinie d’une fin impossible et toujours repoussée ».
Tintin le sans-âge, grâce à un étrange subterfuge contamine alors le vieux lecteur blotti entre rêve et réalité dans son fauteuil et c’est à la fois à une réflexion sur la vieillesse et à un jubilatoire bain de jouvence partagé qu’Ariel Denis nous invite. Ce faisant ce sont les portes de notre propre enfance que parfois il entrouvre et globalement une ode à l‘imaginaire, la lecture et ces récits fondateurs qui enfants nous constituent, qu’à travers Les Albums il nous offre. « Nombreuses sont les méthodes magiques pour passer de l’autre côté du miroir, et périlleuses aussi ; nous nous en servirons avec prudence, car elles sont souvent sous le copyright de très grands magiciens. »  

Les Albums est un conte, une allégorie, un essai, une fiction ou une autofiction et une aventure en fauteuil qui revendique pleinement sa part de subjectivité. Ariel Denis, sautant d’une métaphore à l’autre, nous renvoie à cette part du réel qui ne se trouve que dans les livres. Et dans celui-ci qui en contient tant d’autres, il parvient non seulement à suspendre quelques instant le temps mais aussi à nous plonger dans cet ailleurs à la croisée des souvenirs d’enfance et de la littérature qui comme un ciel étoilé nous aspire dans le monde éternel et mouvant de l’imaginaire.

Dominique Baillon-Lalande 
(25/06/24)    



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Lectures







Ariel  DENIS, Les Albums
Champ Vallon

(Janvier 2024)
136 pages - 19 €















Ariel Denis,
agrégé de Lettres à 23 ans en 1968, publie son premier roman en 1970 (La vie, Grasset). Il fut pensionnaire de l'Académie de France à Rome, la célèbre villa Médicis, et enseigna la culture générale à l'école des Beaux-Arts d'Angers. Très proche de Julien Gracq, Ariel Denis est l'auteur de seize livres.