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Vincent BRAULT


Le fantôme de Suzuko


Tokyo manque à Vincent, un jeune homme émotif, qui revient au Japon après plusieurs mois passés au Canada. Il débarque quelques heures plus tard, après avoir emprunté deux avions, deux bus et fait une heure et demie de vélo depuis chez lui, « tout ça à cause d’un tremblement de terre », chez Ayumi qui dirige une galerie d’art contemporain. Il se présente bizarrement avec son casque de cycliste chez elle, ayant quitté son domicile et oublié ses clefs et son téléphone, l’air complétement désorienté. Ayumi donne une petite réception et le reçoit chaleureusement, très heureuse de le revoir et lui conseille d’attraper un verre pour commencer. Le garçon ne semble pas au mieux de sa forme, remarque que l’on parle de lui comme étant l’ami de Suzuko.
« – Il était avec Suzuko…
– …j’ignorais qu’il était revenu…
– Je l’imaginais autrement…
– …tout le monde la connaissait Suzuko…
– Je me demande ce que l’on a fait de sa tête… »

L’auteur, Vincent Brault, vit à Montréal et délègue la narration, en deux parties, à cet autre Vincent, celui évoluant dans Le fantôme de Suzuko, venu également de Montréal. Ce dernier se réveille chez Ayumi.
« 6h51. Les chiffres rouges. Les draps blancs. Les bords du lit comme des falaises. Personne à gauche. Ni à droite. C’est… Ah oui… Après la fête… Chez Ayumi. Sûrement encore. Sa chambre. Matin ou soir ? Aucune idée. Décalage horaire. La maison complétement silencieuse. Mes jeans par terre au pied du lit. Mon t-shirt plié sur la table de chevet. Le corps lourd. J’aimerais continuer à dormir mais je me lève, enfile mes jeans, mon t-shirt. Il sent merveilleusement bon. J’enfouis mon visage à l’intérieur. L’odeur du savon à lessive japonais. Ça me rend tout chose. Je sors de la chambre. »

Le style surprend mais en quelques pages, il devient familier, créant toute l’ambiance du livre. Et, ce n’est pas un hasard, puisque le narrateur, Vincent, outre de porter le même prénom que l’auteur, est également écrivain, un peu biographe de Suzuko, et prévient, en forme de didascalie, sur son style.
« J’écris ce livre avec elle.
Sans elle.
Je me sens perdu, seul, désemparé. Des tonnes d’impressions. Par à-coups. Des phrases les unes après les autres. Syncopées… »
La narration saccadée rend l’état d’esprit dans lequel le narrateur, fraîchement débarqué chez Ayumi, appréhende son environnement et sa vision décalée des événements, comme ce fameux tremblement de terre qui n’a jamais eu lieu. À peine remis d’une nuit agitée, Vincent renfourche sa bicyclette pour rentrer chez lui et parcourt des lieux familiers. Le trajet fastidieux sous une pluie très froide donne à Vincent l’impression d’être fiévreux et d’apercevoir, par intermittence, Suzuko au loin. Il cherche à la poursuivre, mais elle disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Qui est donc cette jeune femme, Suzuko, que tout le monde semble connaître ?

Pour en faire une plus ample connaissance, le lecteur attendra la seconde partie du livre. La première partie esquisse quelques traits de ce mystérieux personnage de Suzuko, raconte cette quête discontinue de Vincent. « Les jours suivants, je les passe à vélo. À errer. D’un quartier à l’autre. Les pistes cyclables. Le bord des canaux. Les cimetières d’Aoyama et Yanaka. Les arbres noirs et l’herbe morte. Tous les chemins que nous avons tracés ensemble. Suzuko et moi. »  Recherche obsessionnelle sans cesse réactivée par leur entourage, quand autrefois, ils vivaient ensemble. Ainsi Ayumi demande à Vincent de faire une conférence informelle, dans sa galerie, à propos de Suzuko. Un peintre serbe, Pavle, un des rares étrangers naturalisé japonais, supplie Vincent de quitter l’appartement dans lequel Vincent et Suzuko demeuraient. Lors de ces discussions, l’ombre de Suzuko plane, inévitable. Heureusement, le quotidien de la vie sociale assumera, par ailleurs, une forme de ponctuation permettant de reprendre pied, de temps à autre, avec une existence plus normale. Au cours d’un vernissage Vincent rencontre une belle jeune femme, Kana, avec laquelle une relation, d’abord timide, engage de plus Vincent à se défaire de son obsession de Suzuko. « Kana. Elle me plaît, c’est sûr. Mais en même temps. Quatre mois et demi ce n’est rien. Quatre mois et demi. Seulement. À peine. Depuis la mort de Suzuko. Le 15 septembre 2017. Tellement proche et tellement loin. Hier comme il y a une seconde. Demain comme dans mille ans. Ailleurs. La peine. Peu à peu. Va et vient. Sans raison apparente. Les choses auraient pu tourner autrement. Les choses peuvent toujours tourner autrement. Les vies possibles qu’on ne mène pas. Si seulement j’avais. Et Kana maintenant. Kana » La vie de Vincent prend une nouvelle orientation. L’image de Suzuko s’effrite et laisse place à celle de Kana. « Suzuko n’est pas apparue une seule fois depuis que j’ai rencontré Kana. Ça me fait du bien et ça me fait du mal. » Vincent, épris, n’est pas au bout de ses tourments. Kana est très belle, mais ses paupières, « deux plaies humides, étincelantes », qui ont au début séduit Vincent, détail qu’il avait, aussi, remarqué chez beaucoup de Japonaises, soudain l’inquiètent. Elles sont épaisses et rougeoyantes. « Les paupières de Kana gonflées comme je ne les ai jamais vues. Des figues trop mûres, fendues, juteuses. Magnifiques. Plus encore. Sublimes. La vague qui brise le navire au loin. Terrible et fascinante. Se sentir en sécurité. Une explosion nucléaire à la télévision. Ses paupières. Des blessures. Qui me serrent le ventre. Je vais pleurer. » Et l’histoire de Vincent recommence. Une mise en abyme structure la narration, le deuil en tapinois dans les yeux de Kana, Fukushima en toile de fond.

Vincent Brault écrit un livre émouvant sur l’amour, son attrait inconditionnel et certes insolite chez certains de nos contemporains, avec une écriture synthétique, non conventionnelle, dense, qui ne laisse pas indifférent. L’adaptation du lecteur à son style offre une lecture rythmée et agréable malgré la sinuosité du propos. En inversant la chronologie des deux parties de son livre, Vincent Brault brouille le temps mais capte le chaos chez son narrateur et tisse une intrigue introduisant à la narration des ornements baroques. L’érotisme est abordé de façon remarquable et efficace grâce à une grande retenue. Le fantôme de Suzuko demande à notre imaginaire de rejoindre celui de l’auteur, ou du narrateur. Il nous fait partager un univers fictionnel dépaysant dans lequel se nichent des fantômes, mais aussi le folklore nippon où les masques traditionnels occupent toujours une place importante. Cela autorise, aussi, à évoquer, voire scruter d’un œil bienveillant, les frasques artistiques des performeurs. Suzuko, taxidermiste, a commencé la pratique de la performance en revêtant un masque de renard, lequel est familier des contes japonais, d’où l’interrogation de départ : « – Je me demande ce que l’on a fait de sa tête… ». L’auteur nous invite à décrypter l’évolution d’un personnage qui, définitivement, opte pour faire de sa vie entière une performance, s’évade de ce monde pour un autre dont Vincent, amoureux éperdu, entrevoit avec peine, même pas du tout, la position. Le fantôme de Suzuko est une fiction originale et, par son écriture, captivante.

Michel Martinelli 
(03/02/24)    



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Vincent BRAULT, Le  fantôme de Suzuko
Héliotrope

204 pages - 19 €

















Vincent Brault
est né à Montréal en 1978. Le fantôme de Suzuko
est son troisième roman.