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C’est dans une grande librairie de Toulouse que Mizuki Sazaki, une élégante octogénaire venue chercher Le marin rejeté par la mer de Yukio Mishima, a rencontré Simon, ce quarantenaire doux et rêveur plongé dans sa lecture qu’elle semble avoir pris pour un vendeur. La vieille dame se montre vite drôle et charmante et c’est donc bien volontiers que celui que personne n’attend dans son modeste meublé accepte de la suivre dans ce salon de thé proche où elle tient à l’inviter pour se faire pardonner sa méprise. Il y apprendra que cette femme étonnante dont émanent une étrange sérénité et une dose infime de volupté avait vécu trente ans au Japon auprès de son mari (Kazuo) dans la région de Kanto à Tomioka où se trouvait l’entreprise de la filature de soie dont celui-ci avait hérité. C’est à la mort de son époux qu’elle avait décidé de revenir dans cette France qui lui manquait tant. Le modeste agent d’entretien employé chez Airbus, né dans cette ville rose qu’il n’a jamais quittée tombe immédiatement sous le charme de cette femme hors du commun qui par ses récits le fait voyager sans bouger et suspend le temps comme seuls les livres étaient jusqu’alors capables de le faire. Quand ils quittent le salon de thé, elle pour s’engouffrer dans un taxi et lui pour enfourcher son vélo, Simon a en sa possession le numéro de téléphone que Mizuki lui a laissé pour fixer à sa convenance la date où ils pourraient poursuivre cet échange fort agréable chez elle avec vue sur la Garonne. Le quarantenaire après avoir hésité un peu se décide à l’appeler. La vieille dame n’a pas menti, le panorama est exceptionnel et l’appartement, à son image, à la fois luxueux, douillet, mystérieux et rempli de souvenirs, est spacieux et accueillant. Il y trouve aussi un chat aux yeux intenses qui porte le nom de son défunt mari et une grande serre réservée à la culture des orchidées, cattleyas, plantes grasses dont certaines carnivores où est installé un impressionnant vivarium rempli de serpents, lézards, caméléons, tortues, dragons d’eau et d’un iguane au regard dérangeant. C’est là que dorénavant Mizuki et Simon se retrouvent le week-end pour converser et peu à peu se dévoiler. Enfin elle surtout car lui totalement subjugué se contente de l’écouter en ne la quittant pas des yeux. Chez Mizuki c’est un Japon révolu qui revit. L’hôtesse reçoit son invité maquillée comme une geisha traditionnelle et vêtue de splendides kimonos de soie colorés devant le rituel thé noir, le vin étant réservé aux repas et le saké aux soirées. Simon qui a maintenant la clef de l’appartement de sa protectrice y passe parfois en son absence et sort parfois avec elle au restaurant japonais, à une représentation de théâtre No ou au cinéma voir des films d’Ozu. De quoi pour elle renouveler la conversation et pour lui pénétrer la culture de ce pays aux codes si différents. Si leur relation faite d’art, de poésie, de gourmandise, de complicité, d’affection pudique bien que non dépourvue d’une certaine sensualité semble assez symétriquement apporter à chacun ce qu’il en attend, il faut du temps et de l’adresse de la part de Mizuki pour que Simon dépassant la fascination qu’il ressent pour son amie ose à son tour évoquer le cadavre qu’il a enfermé dans son placard, celui de sa sœur jumelle Mélanie tuée en septembre 2001 par l’explosion de l’usine d’AZF de Toulouse entraînant la mort de trente et une personnes et faisant deux mille cinq cents blessés. C’est ce jour-là que la vie de Simon a basculé ne laissant au survivant que la douleur, la colère et le manque en héritage. Mizuki, elle, n’est pas aussi seule qu’elle en a l’air, en tout cas moins que son admirateur. Chez elle Simon croisera ainsi Dora, cette nièce éblouissante qui lui ressemble trait pour trait avec quarante ans de moins, le fantôme de Kazuo, l’époux tant regretté réincarné en chat, et Dalembert qui aurait eu une brève liaison à Tomioka avec Mizuki et en serait resté éternellement amoureux dont l’iguane à crête jaune du vivarium serait l’enveloppe post-mortem. De ces deux-là, toujours soumis au bon vouloir de la maîtresse de maison, Simon glanera d’autres renseignements sur le passé et la personnalité de cette femme aussi mystérieuse que fascinante dotée d’étranges pouvoirs de télépathie, de suspension du temps et de médium avec le monde des morts. D’après Kazuo ces capacités surnaturelles ne se seraient révélées que tardivement, suite aux fuites radioactives de la centrale nucléaire de Fukushima située à une centaine de kilomètres de Tomioka que lui considère comme responsables de la métamorphose de sa femme et du cancer dont elle serait atteinte. Dalembert lui n’est pas loin de considérer que ce qu’il avait initialement pris pour de la fantaisie chez cette femme extraordinaire n’est en fait qu’un dérèglement et une fragilité. Deux ans passent, l’amitié complice de Simon et Mizuki s’est renforcée tandis que la vieille femme entrouvre progressivement pour son jeune ami les portes du monde de l’invisible où sa sœur Mélanie vit, nage et rit. Elle lui a appris que si nos chers disparus évoluent dans un monde parallèle ils peuvent, quand on les sollicite, en sortir pour nous honorer de leur impalpable présence ou se glisser dans nos rêves car la mort n’est ni une fin ni un adieu mais un au revoir . Au départ la mort et une réflexion autour de sa réalité, sa brutalité et ses effets, est au cœur de ce livre dédié « Aux Morts, parfois plus proches que les vivants ». Non sans une certaine légèreté apparente Les vies secrètes de madame Sazaki aborde le sujet existentiel de la mort et sa place dans nos sociétés, opposant le cadre de la pensée occidentale moderne à celle du bouddhisme japonais et nous amenant à réfléchir sur le rapport que nous entretenons avec nos défunts. La mort est ici liée en particulier aux catastrophes de Fukushima et de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse mais aussi du crime passionnel masqué en banal accident sur la voie publique qui valut la mort à Dora. Pour Mizuki Sazaki nous aurions tort de croire que nos morts ont disparu. S’il est absent de notre mondele mort, qu’il se réincarne ou non, peut à travers le verbe, les rituels ou les rêves reprendre contact avec les vivants. La frontière entre le monde des vivants et celui des morts est assez poreuse pour ne pas être infranchissable pourvu que l’on sache mobiliser sa sensibilité et la force de son désir pour la franchir. Culturellement le récit accomplit ainsi des allers-retours de l’occident au Japon où la mort est considérée comme le début d’une nouvelle vie. La culture classique japonaise incarnée ici par l’art culinaire, la tradition du thé, les kimonos ou les compositions florales ajoute un peu d’exotisme et de charme à l’ensemble du roman. À travers le rapport singulier de Mizuki à la mort mais aussi le rapport personnel fort qu’elle et Simon entretiennent avec la lecture et les arts en général se glisse une autre question métaphysique, celle concernant le réel. Qu’est-ce que la réalité ? La vie est-elle ce qu’elle paraît être ou est-elle le fruit de la pensée ou de l’imaginaire ? Peut-on à la fois être dans et hors du monde. Mizuki nous donnant l‘impression d’être à la jonction de tous ces univers ouvre à Simon toute l’étendue des possibles. Mais la réalité est-elle vraiment multiple et le vrai-le faux, le bien-le mal seraient-ils les faces d’une même pièce ? Peut-on à la fois se positionner dans et en dehors du monde ? Si dans Les vies secrètes de madame Sazaki le chat de Lewis Caroll à travers Kazuo nous fait un clin d’œil, que Yukio Mishima et Kafka s’y glissent sans jamais y être nommés, c’est à coup sûr à un beau voyage entre Toulouse et le Japon et à un émerveillement des sens et de l’esprit qu’avec autant de légèreté que de profondeur et non sans un brin de magie Yves Carchon autour d’une question à la fois sensible et métaphysique nous invite. Dominique Baillon-Lalande (08/07/24) |
Sommaire Lectures Lazare & Capucine (Janvier 2024) 184 pages - 17 € Yves Carchon, né en 1948, grand voyageur, a écrit de nombreux ouvrages (théâtre, microfictions, romans, chroniques littéraires, polars…) Pour visiter son site cliquer ici |
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