Retour à l’accueil du site





Élodie FIABANE


Dans la ville


La narratrice, jeune maman anonyme de trente ans et intermittente en audiovisuel habitante du XIIIe arrondissement de Paris, a décidé de profiter d’une période de pause professionnelle pour rejoindre les maraudes nocturnes de « l'Institution » dont la mission est de repérer dans l’espace public les sans-abris isolés et donc exposés à la faim et au froid et au danger pour leur venir en aide. Chaque mercredi soir, elle rejoint donc l’équipe de bénévoles qui maraude dans son quartier pour porter secours à ces invisibles qu’ordinairement on fait mine de ne pas voir par gêne ou par égoïsme. Elle y croisera ainsi pendant six mois Bertrand, Tatiana, Frédéric, Mike, Désiré, Stella, Mohammed,  Thomas et quelques autres  venus chercher refuge dans le renfoncement d’un mur, l’entrée protégée du vent d’un  magasin, sur un banc, une bouche de métro, au fond d'un parking, dans une tente de fortune sous le métro aérien, dans une carcasse de voiture ou sur un trottoir, pour leur offrir un café chaud, une soupe lyophilisée ou un sandwich, un duvet, des vêtements ou des affaires de première nécessité et parfois les premiers soins ou un échange verbal que, sous peine de priver ceux qui les attendent de leur soutien, ils se voient avec regret contraints d’écourter. En cette période hivernale, la distribution de café, de soupe et de duvet joue un rôle essentiel pour aider les sans-abris à lutter contre le froid car l’hypothermie est un ennemi plus mortel que la faim et la maraude quand elle parvient à la détecter n’a plus qu’à appeler le Samu pour prendre le relais. Si l’équipe doit parfois accepter à contrecœur d’abandonner ceux qui ayant rompu tout pont avec la société les rejettent comme des intrus et refusent toute aide pour se replonger dans leur mauvais sommeil, d’autres profitent de cette visite bienvenue, s’accrochent au regard, au sourire, à la main tendue ou la cigarette que l’on fume côte à côte pour livrer quelques bribes de leur histoire ou évoquer leur désœuvrement, le froid, l'alcool et la solitude qui font leur quotidien.

Si tous sont des êtres uniques malmenés par le destin et réduits à une logique de survie, aucune maraude ne ressemble à l'autre car chaque endroit, chaque personne a son caractère, son parcours, ses angoisses, ses attentes, ses désirs et ses subterfuges. « La rue a sa propre force agissante sur les humains, et la rue, à force, modèle les corps, modèle les tempéraments. Elle produit une indifférence à la société maltraitante. Leur corps a basculé dans autre chose. Une hibernation psychologique. Une autre perception du temps, de la lumière, du bruit. Ils ressentent moins pour se protéger de la violence qui leur est faite. » Tous, comme les sans-toit de ce quartier de l'Est de la capitale en bord de Seine, ont cherché et se sont approprié un espace abrité du passage, du bruit ou du monde, du vent, de la pluie ou du froid, qu’ils défendent bec et ongles contre les nouveaux venus. « Thomas était là avant les travaux. (...) Les grues sont venues avec des camions malaxeurs de béton, il a été encerclé sans être chassé et c'est pire. Ils ont fait comme si j'étais pas là. » Les sans-abris ont une « adresse » et la maraude les ramène au réel en recréant un lien avec l’extérieur.  C’est dans ces abris de fortune que les maraudeurs retrouvent les habitués de leur circuit tout en roulant au pas durant l’itinéraire ainsi établi pour repérer d’autres sans-abris isolés sur le trottoir qui n’auraient pas encore été signalés pour leur venir en aide.

Et si ces laissés-pour-compte sont ici surtout des hommes, ce qui interroge la narratrice qui a appris que 40 % des sans-logis seraient des femmes, c’est parce que souvent les femmes de la rue se cachent, s'invisibilisent. « La nuit, elles cherchent des cachettes pour échapper aux agressions, souvent dans des parkings ou sous des escaliers. Et le jour, elles vont aux bains-douches, elles se pomponnent. Occulter sa condition sociale est un processus physique : c'est cacher son corps à la ville, le laver, le maquiller, le parfumer, le déguiser. Invisibles. Parmi nous. » « Quelle peur, quelle honte, quel péril faut-il porter en soi pour vouloir cacher aux autres son existence ? » se demande la narratrice.

En suivant ces maraudes nocturnes le lecteur découvre également le fonctionnement de l’Institution et les individus qui constituent l’équipe de bénévoles dans laquelle s’est intégrée la narratrice. Ce sont majoritairement des hommes jeunes et sans charge de famille et des chômeurs disposant d’assez de temps libre pour le mettre à disposition de ces exclus oubliés de tous. Des êtres révoltés contre l’injustice se sentant un devoir de solidarité envers ces laissés-pour-compte abandonnés à eux-mêmes qui ne manquent ni de lucidité sur les limites de leur action et les lacunes de notre société quant aux politiques publiques en matière d’aide sociale, ni d’énergie et de bienveillance. C’est cette expérience que pour les mêmes raisons, Elodie Fiabane a décidé de partager avec nous. « Il y a une ambiguïté de la maraude. Je sais que ce que je fais est utile parce qu'il y a des gens qui sont en grande détresse vitale. Et à la fois, je sais que ce n'est pas suffisant. Ce que j'écris dans le roman, c'est qu'on maintient en vie, mais on maintient aussi l'existant. »

                                    
                             Si dans ce roman les portraits des sans-abris sonnent si juste c’est qu’ils se positionnent à égale distance entre de fidèles et authentiques restitutions du réel et des personnages fictifs nourris de ces rencontres revues à l’aune de l’imagination de l’autrice. Dans la ville ne nous livre pas une collecte d’images et de mots mais une immersion dans la nuit des sans-abris. À partir de ces individus en situation précaire assistés lors des maraudes et la façon qu’a chacun d’habiter son histoire, de prendre à bras-le-corps son quotidien ou de s’oublier dans le sommeil avec résignation, Élodie Fiabane recompose une fresque composite où chacun trouve place, se différencie de l’autre, où tous parviennent en peu de mots à s’imposer à nous, à nous toucher et nous interpeller. À travers le déroulement précis de chaque séquence parfois proche d’une chronique journalistique, la réécriture en proposant un pas de côté par rapport à l’original permet à l’écrivaine de respecter à la fois son désir premier de simplicité et d’authenticité mais d’y ajouter sans trahir une note d’humour, de mélanger ou permuter des éléments fournis par ses noyés de la nuit pour leur donner à chacun un poids équivalent, d’en accentuer les singularités et de mettre en évidence ce qu’a imprimé en eux le dur combat commun mené contre la rue, l’insécurité, la nuit, la faim, le froid, forçant chez nous au-delà de l’empathie un certain respect. Car derrière ces portraits succincts mais évocateurs, non exempts d’humanité et habilement tissés avec une réflexion et une analyse sociale, cette mise en lumière des sans-abris, de leurs rudes conditions de vie et des dysfonctionnements sociétaux qui les ont fait s’échouer là, le lecteur y ressent aussi tout l’espoir investi par l’autrice de faire changer notre regard sur ces SDF que cachent nos rues.

Elodie Fiabane insiste ainsi particulièrement sur la question plus générale de la pénurie de centres d’accueil mais aussi de logements accessibles aux plus précaires qui touche aujourd’hui toutes les grandes villes. « Si t'as pas 1.000 balles de caution et 500 de loyer chaque mois, tu dors dehors. (...) La maladie soignée par Médecins du monde est celle de la propriété. Ils dorment dehors et chopent des ulcères, des gangrènes, des parasites, des maladies exotiques comme l'éléphantiasis, et des maladies locales comme le cancer. » Une tentative de déplacer ce renvoi systématique des SDF à leur responsabilité individuelle vers une responsabilité politique d’un État qui s’avère incapable d’offrir à tous les siens (étudiants, travailleurs pauvres, chômeurs, personnes isolées ou marginaux) un logement décent et des moyens de subsistance. « L’urgence n'est devenue médicale que par ignorance de l'urgence sociale. »   

Dans l’exploration de cette autre nuit parisienne, loin des grands hôtels, des immeubles de bureaux de grand standing, des magasins de luxe éclairés la nuit et des appartements inoccupés la plupart de l’année, c’est « tout un peuple qui existe et gonfle chaque jour et leurs visages, sous la plume acérée d’Élodie Fiabane, reflètent crûment notre époque et la fragilité de nos vies ».

Un premier roman-témoignage dur et tendre qui s’échappe du cadre documentaire pour, avec un style dépouillé en parfaite adéquation avec son sujet, se transformer en une auto-fiction d’une grande justesse témoignant de la terrible réalité quotidienne de ceux que la société condamne à dormir l’hiver dans la rue, leur invisibilité, leur exclusion et la violence des rapports urbains. Un récit d'actualité fort, sincère, pudique, sensible et engagé qui s’adresse à notre humanité.

Dominique Baillon-Lalande 
(31/05/24)    



Retour
Sommaire
Lectures







Élodie FIABANE, Dans la ville
Flammarion

(Janvier 2024)
176 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €











Élodie Fiabane
Monteuse et réalisatrice formée à la Fémis.
Dans la ville
est son premier roman.