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Elsa GRIBINSKI


Toiles


Seize nouvelles qui demandent au lecteur son empathie autrement dit une disposition à se laisser embarquer heureusement et s’émouvoir de la différence dans un univers singulier, celui du regard d’Elsa Gribinski et son recueil Toiles. Sa lecture est exigeante. Partir avec une grille de lecture personnelle, réagir ou se résigner, accepter le décalage et se laisser guider.

La première nouvelle s’intitule "Arty (Des images, extérieures intérieures)". « Elle était rivée à son sac dont elle tirait des feuilles d'artichaut [...] Elle arrachait de toutes ses dents la chair des feuilles qu'elle rejetait ensuite au hasard de son geste dans de grands sacs plastiques… » L’objet usuel, dont l’utilisation négligente nous le fait honnir, est le guide inattendu de la première nouvelle. En cristallisant l’attention, il ouvre un champ de remémorations à la narratrice voyageant en bus, « Je ne cesse de trouver des ressemblances – un jeu tiroirs. », jusqu’à ce que le spectacle du quotidien soit sublimé par l’imagination. « J’ai pensé à la vinaigrette en pot, aux poils de l'artichaut. Et puis j'ai pensé à Arcimboldo. Aux toiles. ».

Le titre en général est suggestif, ainsi la seconde nouvelle : "Le grand pan de mur noir (anamorphose, Extérieur)". « Le noir œuvrait, ouvrant un intérieur au vague de ses pensées, une étrange farandole, et sans cesse quelque chose s'y peignait qui représentait le sommeil. »  Bien sûr, Pierre Soulages vient à l’esprit. Mais pourquoi pas Jean Bertholle. Il ne cessait de répéter à ses élèves que le noir est une couleur. Le lecteur a repris ses lunettes filtrantes mais les ôte pour un "Autoportrait (Conversation pièce, intérieur)". Elsa Gribinski en fourbit sa conception : « Il peignait surtout les yeux, et, presque toujours, l’œil était tourné en dedans, ouvert sur un espace sans fond […] C’est peut-être cela l’autoportrait : un regard sans fond ». Pour évoquer la pensée vagabonde, elle la laisse "prendre la clé des champs", dans "Tain d’automne (A tempera, Extérieur)". « Il plut. Des sceaux d’eau […] le rien n‘y voir restait le meilleur des abris […] il pensa que l’eau n’avait pas forme propre […] Il ne savait exactement où il était […] il laissait son esprit dériver davantage : il s’écartait de ses propres rives […] "à vau-l’eau". »

Avec "Renaissance (Annonciation, Extérieur)" une scène de vie contemporaine revisite la conception artistique du Moyen Âge c’est-à-dire une manière d’amener à la contemplation chez un spectateur. « Quand on lui annonça qu'elle était de nouveau enceinte, elle eut cet air à la fois furieux et dégoûté des vierges gothiques et presque renaissantes, celles de Simone Martini ou de Bartolo di Fredi. Autrement dit, elle fit la gueule. » Ayant déjà « huit gamins », elle part à Florence et s’identifie avec une vierge pas encore en maestà, probablement avec l’œuvre de Martini "L’annonciation entre les saints Ansan et Marguerite". « Elle fut émue : elle éprouva sa propre présence dans l’œuvre et en oublia celle de l’être qui devait emplir son corps. » L’ange de l’annonciation s’adresse à Marie et le peintre figure les paroles de l’Ange en toutes lettres. « Dès lors qu'il y a relation entre deux choses, il y a récit. » Mais Elle, c’est l’héroïne, « suivit des yeux la ligne qu’il traçait à la Vierge, regarda Gabriel, lui lança d’un ton typiquement antiphrastique : "Quelle perspective !" ». La conversion n’est pas gagnée et le pari équivoque mais pas le dernier mot de la nouvelle. Ainsi "À l’angle droit de son regard (Still life, Intérieur)". Une nature invitée en général à l’intérieur, au calme d’un atelier, est presque trépassée. Mais, pour ne pas rester nature morte, elle a besoin d’un regard vivant. Alors elle respire, s’anime d’un souffle. Elle vit du souffle du vivant et pour cela le regard vit que cette nature n’est pas morte. Voir c’est vivre et la narratrice « vit ». D’ailleurs, l’auteure remarque cet usage (paronymie) dans une autre nouvelle et use de la conjugaison de vivre et de voir.

Elsa Gribinski va s’appliquer à peindre avec des mots au travers d’une narration. Comment donner l’immédiateté d’une représentation picturale par l’ordre des mots et le temps que cela impose ? Ne pas s’appesantir, utiliser la fulgurance. Michel Mayer, un philosophe spécialiste de la rhétorique proposait « l'amplification, ou, au contraire, la diminution. On exagère ou, au contraire, on sous-évalue le réel. On appelle les choses d'une façon approchante : approche par excès ou par défaut. » D’autres nouvelles se prêtent aux interprétations du lecteur. Nous lui laissons la primeur de les découvrir, d’avoir son propre commentaire, ou au travers des propositions d’Elsa Gribinski, se laisser envahir de sa vision, une sorte de lâcher-prise qui vaut le détour.

Michel Martinelli 
(11/03/24)    



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Mercure de France

(Février 2024)
144 pages - 16 €