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Susanna HARUTYUNYAN

Le village secret


Ce roman tisse progressivement l’histoire d’un village coupé du monde, peuplé de réfugiés arméniens. L’Histoire enchâssée dans le présent des personnages fait digresser la narration et revisiter le passé traumatisant des Arméniens en Turquie, de leur persécution et du massacre de la population. Divers épisodes peignent le récit singulier de villageois, leurs conditions de vie, leurs pérégrinations, leur résignation et des détails minutieux de l’accomplissement de l’horreur. « Certains rescapés des massacres avaient perdu tous les membres de leur famille. Ils n'avaient réussi à les sauver que sous forme de souvenirs, et ils communiquaient avec eux à travers leurs songes et leurs lamentations. »

Le village secret est sous la protection de Harout, homme charismatique à la droiture intransigeante. Lui-même est rescapé d’un massacre antérieur. Il est encore en couche, sauvé par l’intervention de Perdj, à l’identité mystérieuse, qui proclame être son oncle. Susanna Harutyunyan décrit laconiquement mais d’une brièveté suggestive la scène du sauvetage du bébé par Perdj. Nous retrouverons tout au long du livre cette fascinante force d’évocation. Un réflexe, le geste juste de survie au milieu des cris et des lamentations, Perdj tire le bébé des bras de la mère morte, face contre terre. Occultant l’effroi, dans la précipitation, sans le faire exprès, l’oncle fuyant fait rouler la tête du père de Harout jusqu’à la mangeoire des poules. À la suite de cette horreur Perdj crée ce village perdu. « Oui, les rescapés vivaient longtemps ici, comme s'ils avaient oublié de mourir, comme s'ils le faisaient exprès pour que la terreur subsiste au village. La vie les abandonnait, mais la terreur jamais. » Tourmenté, très vite « ses pensées s’estompèrent, telles les rides s’effaçant du visage des morts. Même son sang perdit sa mémoire et Perdj devint un roseau creux. » Harout lui succède. Chef du village, lui seul le quitte, connaît les chemins de l’ailleurs transmis par Perdj, voyage et revient chargé des commandes des uns et des autres. Il préfère taire les événements se déroulant au-delà, épargne ainsi la paix du village et le protège de la fureur du monde. Il rythme de ses allées et venues le temps mais il n’est pas le seul.

Des générations sont bercées par le récit d’une conteuse, Varso. Elle arrive au village, bousculant les cadres de vie traditionnelle de ses habitants, eux les rescapés qui pensent n’avoir plus rien à découvrir. « Mais une femme qui fume, ça les villageois le voyaient pour la première fois. » Elle raconte l’histoire d’un prince errant. Au début, les enfants sont effrayés mais, finalement, ils ne peuvent plus se passer de l’écouter et demandent sans cesse la suite. Elle imagine l’épopée de ce prince avec mille variations, l’étire pendant tout le long de sa vie à elle et se sert de son conte pour se faire aider. « Va chercher de l’eau pour que je puisse continuer à raconter. » Varso mourante, beaucoup d’enfants devenus adultes la pressent de raconter la fin du conte.
« – Allez ! Depuis tout ce temps, il aurait dû déjà conquérir un royaume, en établir un autre, s'être marié, avoir eu dix enfants et abattu plusieurs monstres, disait l'autre.
Et pourquoi devrait-il agir selon ton désir, et de la façon dont tu l'entends s'énervait Varso. Fais-le donc toi-même, si tu veux que ce soit ainsi. Le fils du roi est libre. Il fait ce qu'il veut et va là où ça le chante. »
Harout, aussi, la supplie. Elle lui demande de l’emmener hors du village, près du lac pour lui raconter la fin. Elle meurt sans rien dire. Elle-même n’en connaît pas le terme. Tout le village est convaincu qu’Harout est dépositaire du dénouement du conte.

L’évènement le plus troublant dans le village est l’arrivée de Nakhchoum. Ce prénom signifie "Beauté". Les préparatifs de l’accouchement de la jeune femme constitue, par ailleurs, l’incipit par lequel Susanna Harutyunyan fait débuter sa fresque. Une partie du village s’est entendue avec Sato, l’accoucheuse, qui « avait promis de tuer l'enfant à la naissance. Elle demandait trente œufs, dont une moitié de dinde, alors qu'elle ne prenait habituellement que dix œufs de poule pour un accouchement, sans compter les nombreuses injures qu'elle recevait s'il s'avérait plus tard que l'enfant était mal élevé. "Qu'elle soit maudite la sage-femme qui t'a mis au monde !" » Cette volonté de mort émanait d’une fraction de population du village hostile qui voit d’un mauvais œil cette jeune fille réfugiée. Elle ne pourrait pas s’occuper seule d’un enfant, d’autant qu’elle a été victime du viol perpétré par des Turcs qui ont décimé sa famille et épargné un père vieillissant. Ce serait laisser l’ennemi s’installer parmi eux. Nakhchoum, arrivée au village et recueillie grâce à l’aide de Harout et sa charrette apportant régulièrement de nouveaux arrivants, portait des jumelles et ignorait la funeste décision villageoise au moment de l’accouchement. Elle mettra au monde deux filles, Sato étant terrorisée à l’idée de supprimer deux êtres. Un, déjà, était risqué car Harout, le chef du village, se vengerait à coup sûr ; Nakhchoum est sa protégée. Les ragots vont bon train chez nombre des hôtes du lieu, prêtant à Harout une relation ambiguë. L’aime-t-il ? Ainsi, Sato n’honora pas son contrat.

L’invisibilité du village perdure longtemps grâce aux précautions de Harout. Cependant, et tout d’abord, un vieil étameur paraît, un jour, sans crier gare, faisant du bel ouvrage de rafistolage pour différentes familles. Après sa journée de travail il est raccompagné par Harout. Afin de préserver son village secret, il jette l’homme, sans le tuer, les pieds et les mains liés dans la fosse d’un champ de pommes de terre. Quelques temps plus tard, sous la surveillance de policiers arméniens, le territoire est maintenant sous l’autorité soviétique, des prisonniers allemands affamés sont menés dans la région du village pour y effectuer des travaux de défrichement. L’endroit est réputé désertique. Les gardiens remarquent qu’au fil du temps les prisonniers grossissent. Pendant la même période, le chef des policiers, Vardanian découvre une tombe vide. Intrigué par cette incongruité en pareil lieu et la disparition de l’étameur, il fait son enquête. La trace de l’étameur disparu est retrouvée et suivie par des chiens. Elle mène au village qui nourrit discrètement les prisonniers. Dès lors, l’autorité de Harout déchoit. Nakhchoum et lui sont suspectés par Vardanian d’avoir rapporté une dépouille du territoire ennemi : « Nakhchoum se fait passer pour une Arménienne, mais en vérité elle pourrait être turque… Et il se peut même que Harout soit un espion. » Nakhchoum est la première femme à quitter le village sans savoir où on l’emmène, ni la raison.
« – Est-ce que l'exil des Russes est comme celui des Turcs ? demanda Sissak. Est-ce qu'on déporte les exilés dans le désert ?
Presque, répondit Harout, car ce désert-là est glacial. »
Quant à Harout : « Qu’importe la façon dont j’examine ton affaire, il semble inévitable que tu finisses en Sibérie. » lui dit le policier. Les voisins s’inquiètent de sa disparition. À leurs yeux, l’homme droit et juste n’est-il pas monté au ciel tel un saint ?
« – Quel rapport entre l'innocence et le fait d'être un homme ou une femme disait un autre. Un saint n'est pas quelqu'un qui ne couche pas ou qui n'aime personne. Un saint est celui qui porte jusqu'au bout le fardeau de son destin. Dans tous les cas, l'homme en mourant monte au ciel avec tout ce qui est léger et laisse son corps reposer dans la terre. Alors où peut bien se trouver le corps de Harout ? »

La prose de Susanna Harutyunyan, riche d’images surprenantes mêlant Histoire et fiction, repose sur la qualité expressive de son écriture. Les accents poétiques de l’auteure avec ses métaphores magnifiques subliment le récit d’une tragédie humaine. La traduction de Nazik Melik Hacopian-Thierry en restitue toute la magie avec talent. Qu’elle en soit également remerciée.

Michel Martinelli 
(19/04/24)    



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Susanna HARUTYUNYAN,  Le village secret
Les Argonautes

(Février 2024)
224 pages - 22 €€




Traduit de l’arménien par
Nazik Melik
Hacopian-Thierry













Susanna Harutyunyan